Albanie : Le ventre du dictateur

À flanc de colline, sous la montagne qui surplombe Tirana, un bunker conçu pour l’apocalypse raconte à voix basse la paranoïa d’un régime. Il ne reste rien à voir, et pourtant tout s’y entend encore. Visite d’un silence enfoui.

 

Il faut une matinée lente, un soleil sans ombre, un pas qui ne presse pas. Il faut traverser Tirana quand la ville dort encore un peu. Les taxis sont rares. On passe devant le marché aux fruits, on longe des murs où la peinture s’écaille, on s’arrête parfois pour regarder des gens qui ne font rien. Il y a des enfants qui jouent au foot sur une place où l’asphalte se décolle par plaques. Il y a un vieil homme sur une chaise en plastique. Il fume et regarde en biais. Il ne dit rien.

 

Le bus grimpe doucement, vers les collines. Il y a la montagne en face. Le béton en dessous. Le téléphérique passe au-dessus du vide. Les gens sourient pour les photos. Mais en bas, sous la colline, il y a un bunker. Pas un de ceux qu’on voit dans les champs, ronds et absurdes comme des grains de beauté géants. Celui-ci est un ventre.

 

La descente

Le tunnel est bas. Le couloir sent le béton humide. Il fait frais. Les pas résonnent. On descend. Chaque pas est un silence. Le guide ne parle pas. Il n’y a pas de guide, d’ailleurs. Juste des panneaux, des voix, des images. On entre dans une salle, puis une autre.

 

Les portes sont épaisses. Les murs, recouverts de peinture verte. Parfois, une fresque de propagande, une étoile rouge mal dessinée, un slogan oublié. Dans une pièce, un lit de métal. Dans une autre, une table de réunion vide, avec des micros poussiéreux. Tout est là, comme suspendu, comme si on attendait encore le moment d’appuyer sur le bouton.

 

Enver Hoxha n’est jamais venu ici. Il a fait construire. Mais il n’est pas venu. Ce bunker était pour le « en cas de ». En cas d’invasion, en cas d’attaque nucléaire, en cas de soulèvement. Il vivait dans un pays en paix, mais dans sa tête, les bombes tombaient déjà.

 

Les témoins du silence

À la sortie d’une salle, un homme nous parle. Il s’appelle Dritan. Il est né en 1971. Il n’a pas vu le dictateur. Mais il a connu les listes, les regards, l’interdiction de dire certaines choses à l’école. Son père travaillait dans l’armée. Un jour, on l’a déplacé. Puis plus rien. Dritan baisse les yeux quand il parle du bunker.

« Ils ont construit ça pour se protéger de nous. Pas des Américains. Pas des Soviétiques. De nous. »

 

Plus loin, une femme âgée s’arrête devant une carte. Elle montre une ville au nord, Kukës. Elle dit que son frère a disparu là-bas. Interné. Elle ne sait pas où il est enterré. Elle est venue ici comme on vient dans une église. Elle ne parle pas fort. Juste assez pour que son mari l’entende. Puis elle se tait.

 

Le bunker comme tombeau

La salle de commandement est vide. Les écrans ne marchent plus. Les câbles pendent. Une radio grésille. On entend des fragments de discours d’Hoxha, diffusés en boucle. Des mots raides, des phrases sèches, sans amour. La voix ne tremble pas. Elle commande.

 

Dans la pièce d’à côté, il y a un lit plus grand. Une table. Un fauteuil recouvert de cuir. C’était pour lui. Enver. Il n’y a jamais dormi. Mais tout était prêt. Même le petit poste de radio, posé à côté du lit. Même les rideaux.

 

Tout ici parle de peur. La peur de l’autre. La peur des mots. La peur de l’oxygène qu’on partage. La peur comme plan d’urbanisme, comme matrice d’un État.

 

Dehors, à nouveau

Quand on ressort, il fait chaud. Le soleil cogne. La lumière agresse. Le bruit de Tirana revient. Des moteurs, des cris, des klaxons. Une adolescente rit sur un scooter. Un vieil homme vend des cartes postales de bunkers en plastique.

 

Une touriste allemande demande où boire un café. On lui dit d’aller chez Mulliri. Elle s’éloigne. Elle rit. Et nous, on reste là, un instant. Devant la porte de béton qui se referme. C’est fini. On pourrait dire que c’est de l’histoire. Mais c’est encore là. Les murs ont gardé. La montagne a avalé les cris. Mais pas complètement. Le bunker respire, doucement. Il n’a pas tout rendu.

 

Ce qu’on ne voit pas

Dans les écoles, on n’enseigne pas tout ça. Dans les rues, on repeint les façades. Les bunkers, on les transforme en glaciers, en bars à mojito, en installations artistiques. C’est bien. C’est vivant. Mais il faut venir ici, au Bunk’Art, pour sentir ce que cela voulait dire : vivre sans confiance.

 

Le bunker ne donne aucune leçon. Il n’est pas moralisateur. Il n’est même pas spectaculaire. Il est juste là. Silencieux.

 

Et parfois, cela suffit pour comprendre.

 

 

 

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