Dans un paysage médiatique français saturé de connivences, où les grands titres s’étouffent dans leurs actionnariats croisés et leurs audiences sponsorisées, la routine consiste moins à enquêter qu’à polir les virgules du voisin. Pendant que les quotidiens de référence s’éreintent à « fact-checker les fact-checks », il subsiste quelques îlots de résistance. Une presse qui ose : celle qui fouille, qui dérange, qui accuse. Mediapart, Le Correspondant, Blast appartiennent à cette espèce en voie d’extinction. Ils n’auscultent pas les poussières, ils remuent la boue. Résultat : les mis en cause hurlent au « faux », au « fake news », et les traînent devant les tribunaux. Pourtant, boomerang karmique, la vérité finit souvent par revenir au visage de ceux qui la niaient. Récit d’une saga où le courage se paie comptant.
Mediapart : la machine à scandales née d’un pari fou
Retour en 2008. Tandis que la crise financière secoue la planète, un groupe de journalistes chevronnés – Edwy Plenel en chef d’orchestre, flanqué de François Bonnet et d’autres transfuges des quotidiens traditionnels – lance un ovni : un journal en ligne 100 % payant, sans pub, sans mécène milliardaire. Un modèle économique en forme de bras d’honneur aux logiques marchandes : neuf euros par mois, et rien d’autre. Pas de gratuité racoleuse, pas de pubs compromettantes. Quinze ans plus tard, plus de 200 000 abonnés et une litanie de révélations qui ont fait trembler la République : l’affaire Bettencourt, les frégates de Taïwan, les emplois fictifs du Front national (rebaptisé depuis Rassemblement national), sans oublier les Panama Papers ou les violences policières étouffées.
Mais la véritable gifle, c’est l’affaire des financements libyens de la campagne Sarkozy en 2007. Avril 2012, entre-deux-tours de la présidentielle : Mediapart publie la fameuse « note Moussa Koussa », document interne des services secrets libyens signé par l’ex-patron du renseignement de Kadhafi. On y lit l’accord pour un financement de 50 millions d’euros à « Monsieur Nicolas Sarkozy ». Pas un virement bancaire, mais une promesse claire d’un régime voyou. Déflagration : Sarkozy perd la présidentielle de peu, et hurle au complot. Il attaque Mediapart trois fois pour « faux et usage de faux », « recel de faux » et « diffusion de fausses nouvelles ». Trois fois, la justice le déboute : si l’authenticité n’est pas confirmée, le document n’est pas un faux.
Avance rapide : 2025. Le procès des financements libyens se conclut sur une condamnation historique : cinq ans de prison ferme pour Sarkozy, mandat de dépôt à la clé, pour association de malfaiteurs. La fameuse note, elle, est qualifiée par le tribunal de « probable faux » – une pirouette juridique fondée sur une « erreur de date » lors d’une réunion Hortefeux-Senoussi. Fabrice Arfi, journaliste de Mediapart, s’insurge sur BFMTV : « Une erreur de date ne fait pas un faux. » Sarkozy jubile dans les colonnes du JDD : « Mediapart m’a fait perdre 2012, tout était un complot ». Ironie suprême : même en doutant de la note, le tribunal condamne l’ancien président sur la base d’autres preuves. Mediapart sort blanchi, mais éreinté. Et face aux meutes mainstream, plus promptes à disséquer l’adverbe qu’à regarder le pot aux roses libyen, il faut encore passer ses nuits à se justifier.
Le Correspondant : l’underdog qui cogne sans gants
Du géant Mediapart au petit Correspondant, le fil est le même : indépendance bricolée, précarité assumée, et rage de mordre. Lancé par quelques reporters, Le Correspondant s’est fait une spécialité du reportage brut, sans filtre, sans sponsor. Pas de business model sophistiqué, mais une obsession : déterrer ce que les médias installés préfèrent éviter. Et quand ça tape, ça saigne.
Exemple : Philippe Schreck, avocat varois et député RN. En juin 2022, à la veille des législatives, Le Correspondant publie une enquête au vitriol sur son passé. Schreck est élu malgré tout, mais l’entourage contre-attaque : menaces de mort au journaliste, pressions, intimidations. En 2025, rebelote : après les propos du député et ses excès verbaux après la condamnation de Marine Le Pen, Le Correspondant enfonce le clou avec un portrait titré « Schreck, le député RN qui veut brûler les rues et… les règles ». Riposte immédiate : tandique le RN hurle au scandale, Schreck, via son ex-femme devenue chair à canon, se rue au tribunal pour diffamation.
Et puis, le cas explosif : Imane Khelif, boxeuse algérienne et héroïne des JO 2024, au cœur d’une tempête mondiale sur le genre et le sport. En octobre 2024, Le Correspondant révèle l’existence d’un dossier médical confidentiel : examens menés au Kremlin-Bicêtre en juin 2023 indiqueraient des chromosomes XY, des testicules internes, absence d’ovaires et d’utérus. Khelif porte plainte pour violation du secret médical, la Fédération algérienne crie au faux, l’État algérien menace. En septembre 2025, bravade : Le Correspondant republie le dossier en accès gratuit, pied de nez assumé. Aucune condamnation pour l’instant – seulement des plaintes pendantes, et une presse mainstream qui préfère disserter sur « l’éthique » plutôt que sur le fond médical.
Le verdict d’une presse qui juge : fake ou pas, la vérité cogne
Mediapart a remporté ses procès contre Sarkozy, trois fois avant 2025, et moralement encore lors du verdict libyen, malgré le « probable faux » lancé comme une grenade. Le Correspondant n’a encore jamais arraché de victoire judiciaire . Son premier procès en diffamation contre les Schreck se tiendra le 5 novembre au Tribunal de Draguignan. On l’attend, avec impatience. Mais qu’importe : Sarkozy le plaignant compulsif, Schreck le RN vindicatif, Khelif la championne offensée – tous ont le même réflexe, brailler au « faux » pour esquiver le fond. C’est la méthode classique des puissants acculés : discréditer le messager, étouffer le message.
Pendant ce temps, les indépendants passent leur vie à se défendre : conférences sur l’éthique, fact-checks internes, nuits au tribunal. Et les mainstream ? Ils trient les virgules, comptent les adverbes, traquent les poux – tout pour éviter de mettre les mains dans le cambouis du réel. Une presse qui ose ? Elle existe, elle mord, elle gagne parfois. Mais elle paye cher. La prochaine fois qu’un titre tiède défile sous vos yeux, souvenez-vous : c’est peut-être le moment de soutenir ces chiens fous de l’info. Ou de les laisser crever, et de s’habituer au silence.