Sous le bleu impeccable du ciel républicain, les fanfares jouent, les uniformes brillent et les alliances diplomatiques s’avancent au pas cadencé. Ce 14 juillet, sur les Champs-Élysées, la République accueille avec solennité un homme que l’Histoire n’a pas encore rattrapé. Prabowo Subianto, président élu d’Indonésie, ancien général radié, est venu saluer la grandeur militaire de la France. Et personne n’a demandé de quoi était faite la sienne
Le soleil s’est levé droit et lourd sur Paris, ce 14 juillet. Il traverse les Champs-Élysées avec l’arrogance d’un projecteur mal orienté, inondant les visages levés d’un public qui cligne des yeux et regarde les uniformes défiler comme on regarde une opérette en plein cagnard. À la tribune, Emmanuel Macron sourit à son invité d’honneur, une silhouette trapue au port martial, lunettes noires vissées sur un visage de pierre : Prabowo Subianto. Il est là, bien là, saluant la foule, impassible.
Les soldats indonésiens défilent, fiers et propres. Le son des bottes sur l’asphalte résonne comme une dissonance pour qui a la mémoire un peu longue, ou l’oreille un peu tendue. Car celui qui marche aujourd’hui sur les pavés parisiens, en représentation d’État, a longtemps marché sur les crânes.
Il faut revenir. Remonter les cartes. Traverser les tropiques et les années. Poser les yeux sur Dili, capitale du Timor oriental. 17 juillet 1976 : l’Indonésie annexe le territoire. Quelques mois plus tôt, Prabowo n’était qu’un jeune officier au sein du Kopassus, les forces spéciales.
Il commence à s’y forger un nom : opération de renseignement, interrogatoires musclés, villages encerclés. On disait alors qu’il posait beaucoup de questions. Aux prisonniers, mais aussi à ses supérieurs. Il voulait savoir comment on fait pour faire taire des populations entières. Et il a appris.
Pendant vingt-trois ans, les militaires ont quadrillé le Timor. Les chiffres ? Deux cent mille morts, peut-être plus. Un quart de la population. Famines forcées, déportations vers les zones marécageuses, stérilisations dans les hôpitaux catholiques, exécutions dans les écoles, disparition des corps.
Juillet 1983 : la trêve signée avec la guérilla timoraise est rompue par l’armée. Prabowo est là. Un raid est lancé dans les montagnes de Viqueque. Des paysans qui cultivent encore en cachette, des familles recluses dans des grottes, sont extraits un par un, torturés à la machette ou jetés vivants dans des puits.
L’opération est appelée « nettoyage ». À Jakarta, on parle d’opération anti-subversion. Sur les hauteurs du Timor, on parle de fin du monde. Ceux qui en sortent à moitié vivants parlent de cris d’enfants qui durent des nuits entières. On leur a arraché les ongles. On leur a brûlé les paupières. Et dans les rapports, tout cela figure sous « stabilisation de la province ».
Juillet 1999 : le monde regarde ailleurs. Le référendum d’autodétermination se prépare. 78 % des Timorais veulent l’indépendance. Mais le scrutin est précédé d’un mois d’horreur. Les milices pro-indonésiennes sont armées par l’armée. Des miliciens surnommés « Scorpions noirs », entraînés par les services dans les bases de Java, s’infiltrent dans les villages. À Liquiçá, une église est encerclée.
Les femmes sont séparées des hommes. Les prêtres sont abattus à bout portant. À Dili, des bébés sont pendus aux poutres avec les cordons ombilicaux encore noués. Ce n’est pas une métaphore. L’ONU publiera les photos. Prabowo, à l’époque, est exilé après une énième accusation de crime de guerre, mais il n’a jamais désavoué ses hommes.
Et puis il y a la Papouasie. Cette autre colonie. On n’en parle jamais à Paris, ni à Bruxelles. Des montagnes de jungle où l’on chasse encore à l’arc et où les hélicos militaires larguent des tracts et des bombes au napalm.
Plus de 500 000 morts depuis 1969. À Merauke, en juillet 2021, un homme sourd est maîtrisé pour avoir ignoré un ordre. Une botte militaire lui écrase la tête contre l’asphalte. Les images font le tour du monde, sauf en France. En Papouasie, les enfants apprennent à pleurer sans bruit. Ils savent qu’un cri peut faire descendre les militaires dans la nuit.
Prabowo a été interdit de visa aux États-Unis. L’Australie ne voulait pas de lui. L’ONU l’a cité, puis oublié. Il a été radié de l’armée en 1998 pour enlèvements et tortures de militants pro-démocratie. Et pourtant, il revient. Il fonde un parti. Il recrute dans les rangs ultranationalistes. Il promet le retour de l’ordre et de la grandeur. Il perd deux fois l’élection présidentielle. Puis il gagne.
En 2024, c’est fait. Avec comme colistier le fils du président sortant. Une dynastie militaire, une poignée de sang, un carnet de commandes pour les mines de nickel et de cobalt. Les forêts tombent. Les bulldozers avancent. Les caméras reculent.
Alors, ce matin, quand il s’est dressé sur la tribune face à l’Arc de Triomphe, Prabowo n’a pas bronché. Il a salué. Les drapeaux flottaient. Les journalistes ont noté son sourire, sa démarche lente, son songkok noir qui lui donnait un air d’érudit musulman. Mais aucun n’a dit : ce type a supervisé des massacres.
Aucun n’a dit : cet homme a fait tuer des enfants pour des cartes de vote. Aucun n’a dit : il défile sur les Champs parce qu’il a appris à faire taire ceux qui parlent. Les fusils brillaient sous le soleil de juillet. Et au sol, il n’y avait plus une goutte de sang. Juste du silence