La Génération Z n’a pas demandé la permission. Elle s’invite dans la rue, des souks de Rabat aux ruelles de Katmandou, des gratte-ciels de Jakarta aux places poussiéreuses d’Antananarivo. Ceux qu’on prenait pour des accros à TikTok lèvent aujourd’hui des poings, pas seulement des caméras. Les baby-boomers avaient Mai 68, les milléniaux leurs hashtags #MeToo et #Occupy. La Gen Z, elle, sort les dents et prévient : assez de miettes, assez de ruines, l’avenir se prend, il ne se mendie pas.
Dans les rues de Rabat, Katmandou ou Jakarta, ce ne sont plus des files clairsemées de manifestants mais des marées humaines. Leurs slogans claquent comme des coups de tonnerre et rappellent, jusque dans leur rage sourde, le roman de Steinbeck : Les Raisins de la colère. La génération Z, née entre 1997 et 2012, longtemps caricaturée comme une tribu d’écrans tactiles et de mèmes acidulés, s’impose désormais comme une force tellurique. Elle ne tweete plus seulement sa colère, elle la crie, elle la piétine, elle l’incarne dans la rue. Depuis les premiers jours de 2025, un souffle de révolte secoue la planète – de l’Afrique du Nord à l’Asie du Sud-Est – contre un triptyque devenu insupportable : inégalités explosives, chômage endémique, corruption généralisée.
Au Maroc, tout a basculé en septembre après la mort suspecte de huit femmes enceintes dans l’hôpital provincial de Jerada. La jeunesse, sous le hashtag #GenZ212, dénonce un régime qui claque des milliards pour la Coupe du monde 2030 alors que ses maternités s’écroulent. À Antananarivo, des foules de jeunes ont pris la capitale malgache d’assaut pour dénoncer le népotisme présidentiel.
À Katmandou et Jakarta, les cortèges hurlent leur rejet d’un système économique qui les parque dans la précarité. Dans ce nouvel âge des soulèvements, TikTok, Instagram et les lives Twitch sont devenus les mégaphones d’une génération qui franchit pour la première fois le pas du virtuel au physique. Et ce basculement se paie cher : au Maroc, les premières victimes sont déjà tombées sous les balles des forces de l’ordre.
Ce qui frappe, c’est la profondeur du malaise, son caractère universel. L’Organisation internationale du travail (OIT) chiffrait en juillet 2025 à 73 millions le nombre de jeunes de moins de 25 ans au chômage dans le monde. Mais le chiffre masque un monstre plus vaste : 400 millions de jeunes sous-employés, ballottés entre petits boulots précaires et horizon bouché. Au Maroc, le chômage des 15-24 ans plafonne autour de 35 %, alimentant un exode sans fin vers l’Europe, où la Méditerranée engloutit chaque année plus de 3 000 vies. En Asie, ce sont les oligarchies qui cristallisent la rage.
Au Népal, des fuites sur des détournements massifs de fonds publics ont mis le feu aux poudres ; des activistes dénoncent un « système féodal grimé en démocratie ». Ces colères ne sont plus des îlots isolés mais un archipel relié par des câbles invisibles. WhatsApp, Discord et autres outils numériques permettent une coordination transnationale d’une fluidité inédite. Comme l’écrit la sociologue marocaine Fatema El Ouazzani dans Jeune Afrique : « La Gen Z n’attend plus les réformes ; elle les arrache, pixel par pixel. »
Mais derrière cette effervescence juvénile, une question dérange : ces raisins de la colère poussent-ils sur un sol vraiment vierge, ou bien sur un terrain déjà balisé par des décennies de manipulations géopolitiques ? Car les révoltes actuelles ne surgissent pas d’un vide : elles s’inscrivent dans la longue filiation des « révolutions colorées », ces soulèvements des années 2000 qui ont ébranlé des régimes autoritaires de Belgrade au Caire. Portées par des slogans fleuris – tulipes, roses, jasmin – elles ont promis la démocratie libérale, mais accouché d’instabilités chroniques et d’une recolonisation économique sous emballage occidental.
Les racines est-européennes : un téléguidage discret
Tout commence dans l’Europe post-soviétique. En Serbie, 2000 : Otpor (« Résistance »), un mouvement d’étudiants, précipite la chute de Slobodan Milošević lors de la « Révolution des bulldozers ». Derrière les poings levés et les t-shirts frappés d’un logo noir et blanc, on retrouve la patte d’ONG occidentales comme l’International Republican Institute (IRI) et la National Endowment for Democracy (NED), financées par le Congrès américain – 100 millions de dollars par an dans les années 2000. À Belgrade, les jeunes d’Otpor sont formés à la désobéissance civile inspirée de Gandhi ou Martin Luther King, mais leurs stages se déroulent sous l’œil bienveillant de CANVAS, le Centre pour les transitions appliquées à la non-violence, fondé par d’anciens d’Otpor.
Le scénario se rejoue à Tbilissi en 2003 (Révolution des Roses), à Kiev en 2004 (Révolution orange avec le mouvement Pora, « C’est assez ! »), puis à Bichkek en 2005 (Révolution des Tulipes). En Ukraine, Pora est le clone assumé d’Otpor : 100 000 militants, des millions de tracts, une logistique huilée grâce aux 65 millions de dollars injectés par la NED et l’USAID entre 2003 et 2004. Les câbles diplomatiques révélés par WikiLeaks détaillent comment l’ambassade américaine à Belgrade a coordonné la logistique, tandis que Gene Sharp, théoricien de la « guerre non violente », formait les cadres. Résultat : des régimes pro-russes balayés, des marchés ouverts, mais aussi des sociétés fracturées. L’Ukraine, emportée dans la spirale, finira par basculer dans la guerre en 2014.
Export vers le monde arabe : du Cèdre au Printemps
Fort du succès en Europe de l’Est, le modèle voyage vers le Proche-Orient. Première escale : le Liban, 2005. La « Révolution du Cèdre », née après l’assassinat de Rafic Hariri, mobilise un million de Libanais à Beyrouth pour chasser l’armée syrienne, présente depuis 1976. George W. Bush salue ce soulèvement et le baptise « Cedar Revolution ». En avril, 30 000 soldats syriens quittent le pays. Mais la victoire s’arrête là : le système confessionnel demeure, et le Hezbollah sort renforcé.
Cinq ans plus tard, le Printemps arabe. En Tunisie, décembre 2010, l’immolation de Mohamed Bouazizi allume la mèche. En janvier 2011, Ben Ali s’enfuit. Dans l’ombre, CANVAS avait déjà formé des militants tunisiens à Belgrade. En Égypte, la place Tahrir se remplit : le mouvement du 6 avril, directement inspiré de Pora, organise via Facebook une mobilisation massive qui chasse Hosni Moubarak le 11 février 2011. En Syrie, les manifestations pacifiques de mars 2011 virent à la guerre civile, alimentée par les défections de plus de 20 000 officiers sunnites. En Libye, l’OTAN parachève la chute de Kadhafi en octobre 2011, après une cascade de trahisons internes. Des enquêtes du New York Times et de Foreign Policy confirmeront plus tard que plus de 1 500 militants arabes avaient été formés par CANVAS entre 2008 et 2010, avec pour leçon clé : « inverser la loyauté » des forces armées.
Ces révolutions, nées dans les laboratoires de l’Est européen, ont semé davantage de chaos que de libertés : l’Égypte replonge sous les militaires en 2013, la Syrie et la Libye s’enfoncent dans les guerres civiles, et l’Occident engrange pétrole et influence, au prix de millions de réfugiés.
Un espoir spontané ?
Alors, quand on regarde la génération Z qui gronde aujourd’hui de Rabat à Jakarta, la question reste brûlante : assiste-t-on à une colère pure, spontanée, née du ventre même des opprimés ? Ou bien à une nouvelle partition écrite par les mêmes marionnettistes invisibles ? Si l’histoire des révolutions colorées enseigne une chose, c’est que la liberté ne s’importe pas en kit. Elle s’arrache, furieuse, imparfaite, au prix du sang et du courage de ceux qui la portent. Reste à savoir si la Gen Z, avec ses serveurs décentralisés, ses alliances mouvantes et ses slogans viraux, saura déjouer les vieux pièges. Si ces raisins de la colère sont vraiment les leurs, ou s’ils finiront une fois de plus pressés pour nourrir les mêmes empires.