Il n’y a pas de slogans heureux. Et quand on vous demande d’en écrire, chaque semaine, à la chaux, sur les flancs pierreux d’une colline, on comprend vite que ce qui se grave n’est pas un message mais une soumission. Les slogans de pierre, recueil de treize nouvelles de l’écrivain albanais Ylljet Aliçka, s’ouvre sur cette scène – grotesque, dérisoire, implacable. Elle donne le ton : ici, l’absurde n’est pas une question philosophique. C’est une réalité sociale. Un devoir civique. Une méthode d’organisation de la peur.
Publié pour la première fois en français à la fin des années 1990, alors que la poussière du communisme albanais ne s’était pas encore tout à fait déposée, cet ouvrage est l’un des rares à offrir, depuis l’intérieur, un portrait sans fard de l’aliénation ordinaire dans une société claquemurée. Et c’est bien d’ordinaire qu’il s’agit : les récits de Ylljet Aliçka sont peuplés d’instituteurs, de paysans, de fonctionnaires au bas de l’échelle, tous coincés dans un entre-deux. Entre la peur de déplaire et l’impossibilité d’être sincère. Entre la fidélité au Parti et le désir de vivre.
Un réalisme secoué de grotesque
Ancien enseignant et fonctionnaire au ministère albanais de la Culture, Ylljet Aliçka connaît son sujet. Mais il n’écrit pas en témoin : il écrit en artiste. L’écriture est sobre, nette, jamais didactique. Pas un mot de trop. Les situations suffisent. Elles disent tout. Un instituteur puni pour avoir mal interprété une consigne. Un homme qui vit reclus, soupçonné d’avoir souri à l’enterrement d’un camarade du Parti. Une femme trahie pour une remarque anodine. Ce n’est pas Kafka qui hante ces pages, c’est Enver Hoxha. Et ce n’est pas du surréalisme : c’est de l’administration.
Mais dans cette Albanie rurale et tremblante, le grotesque surgit souvent, mêlé d’une tristesse sèche. Comme si l’on riait malgré soi, à l’intérieur. Et c’est sans doute cela qui rend Les slogans de pierre si puissants : cette oscillation permanente entre le tragique et l’absurde, entre la parabole politique et la description crue du quotidien.
La terreur comme lien social
Il n’y a ici ni révolution, ni fuite, ni espoir. Mais une mécanique : celle d’un système où la suspicion est une vertu civique, où la délation est un sport national, et où l’innocence est, à tout moment, réversible. Dans ce monde, il ne s’agit pas d’avoir commis une faute. Il suffit d’exister à côté d’une faute possible. Alors on baisse la tête, on se tait, on s’excuse à l’avance. Et l’on écrit des slogans sur les pierres, pour que personne n’imagine qu’on pense encore.
Le livre ne dénonce pas. Il expose. Et ce faisant, il montre comment un régime totalitaire, sans même avoir besoin de camps ou de violence physique massive, parvient à coloniser l’âme. L’idéologie est intériorisée, les automatismes sont là. Et la peur n’est plus seulement un affect : elle devient la seule forme de lien social.
Un livre politique sans politique
On chercherait en vain, dans ces pages, des grands discours, des opposants flamboyants, des héros clandestins. Rien de cela ici. Parce que Les slogans de pierre ne traite pas de la résistance, mais de la soumission. Et plus encore, de la soumission joyeuse, automatique, banale. Celle qui s’apprend dès l’école, qui se transmet dans les repas de famille, qui s’affiche sur les collines. Et qui laisse, bien souvent, les individus seuls avec leurs contradictions.
Aliçka ne se pose jamais en juge. Il regarde. Il restitue. Avec une acuité sans pathos, et un art de la nouvelle qui rappelle parfois Tchekhov : des personnages modestes, des détails qui pèsent lourd, des fins sans éclat. Tout semble simple – jusqu’à ce que le malaise s’installe.
Une œuvre discrète, une leçon universelle
Ce recueil aurait pu rester un témoignage parmi d’autres sur les années Hoxha. Mais il est bien plus. Parce qu’en s’en tenant à l’épure, Ylljet Aliçka touche à quelque chose d’universel : ce moment où une société bascule dans la folie organisée, et où l’humain, privé de repères, devient lui-même un agent involontaire du mal. L’auteur ne décrit pas seulement l’Albanie d’hier : il trace en creux une carte noire de ce que l’humanité peut produire de plus aliénant.
Derrière les slogans, il y a les pierres. Derrière la façade, l’ossature. Et derrière ces treize textes, une œuvre discrète, grave, précieuse. Une pierre à graver dans nos mémoires.