Après les urnes, les menottes. Depuis Istanbul jusqu’à Adana, en passant par Izmir, Antalya et Adıyaman, la répression ciblée contre les maires du Parti républicain du peuple (CHP) prend des allures de purge méthodique. Le pouvoir d’Erdoğan transforme la justice en gourdin électoral, avec en ligne de mire la prochaine présidentielle de 2028. En attendant, c’est la démocratie locale qui prend la gifle.
Le petit matin n’attend pas. Samedi 5 juillet, à l’aube, Zeydan Karalar, maire CHP de la métropole d’Adana, est arrêté chez lui. Quelques heures plus tard, c’est au tour d’Abdurrahman Tutdere, maire d’Adıyaman, de subir le même sort. Puis le maire d’Antalya, Muhittin Böcek. Le tout, sous prétexte d’une enquête pour liens présumés avec « l’organisation criminelle Aziz İhsan Aktaş ». Une organisation déjà jugée si dangereuse que son chef… a été remis en liberté le 4 juin pour « remords sincères ». Cherchez l’erreur.
La scène serait grotesque si elle n’était pas si familière : mandats d’arrêt synchronisés, perquisitions, accusations de corruption jetées en pâture aux médias. L’objectif est simple : salir, effacer, disqualifier. Et surtout, neutraliser la seule force politique capable de menacer la mainmise du président Erdoğan sur le pays.
Un parfum de revanche
C’est à Istanbul que tout a commencé. En mars, Ekrem İmamoğlu, maire de la mégalopole et bête noire du régime, est arrêté au lendemain de l’invalidation de son diplôme universitaire — une procédure obscure, lancée en pleine ascension de sa popularité. Le ministère de l’Intérieur l’a suspendu dans la foulée, malgré les 15 millions de voix qui avaient confirmé son poids politique. L’effet boomerang a été immédiat : manifestations massives, tensions sociales, plus de 2 000 interpellations et des journalistes dans les filets.
Depuis, la machine s’est emballée : 138 personnes arrêtées à Izmir le 1er juillet, 35 autres le 4 juillet. L’ancien maire Tunç Soyer, le patron d’IZBETON Heval Savaş Kaya, des élus, des fonctionnaires… Tous accusés de malversations par une justice aux ordres, sur la base de dossiers dont la transparence reste à prouver.
Erdoğan avait prévenu. Lors d’un discours sibyllin, il avait évoqué « la situation désastreuse dans d’autres provinces ». Il suffisait de lire entre les lignes : les élections locales de 2024, largement remportées par le CHP, sont devenues un cauchemar pour l’AKP. L’heure est donc à la reprise en main. Quitte à criminaliser la victoire électorale.
Des juges en uniforme
Ce qui frappe dans cette opération tentaculaire, c’est la coordination. Les interpellations se succèdent comme des dominos, de Manavgat à Adıyaman. Les maires CHP ne tombent pas pour leurs actes, mais pour leur étiquette politique. L’appareil judiciaire agit comme une brigade disciplinaire, dans un pays où la séparation des pouvoirs est devenue une légende urbaine. À la place du parquet, un cachet présidentiel. À la place des preuves, des allégations répétées en boucle.
Le vice-président du CHP, Burhanettin Bulut, a dénoncé une « justice de vengeance ». Il n’a pas tort. Le message est limpide : à ceux qui oseraient défier l’ordre AKP, il ne restera ni fauteuil ni tribune. Juste une cellule.
Le CHP, dernière digue ?
Dans un paysage politique miné par les purges, les arrestations de journalistes, et les procès kafkaïens, les maires CHP incarnaient une respiration. Ils gouvernaient des bastions urbains comme Istanbul, Ankara, Izmir, Adana, Antalya. Autant de villes échappées au contrôle de l’AKP. Une hérésie pour le pouvoir, qui supporte l’opposition comme on tolère un bruit de fond — à condition qu’elle reste silencieuse.
Avec cette offensive judiciaire, Erdoğan cherche à étouffer dans l’œuf toute alternative crédible à son pouvoir. La stratégie est connue : délégitimer, isoler, frapper. Et surtout, faire oublier les déboires économiques, l’inflation galopante, le malaise social. En criminalisant les élus locaux du CHP, le président prépare le terrain pour une reconquête autoritaire des villes perdues.
Une démocratie en état d’arrestation
Les purges judiciaires menées contre le CHP sont la suite logique d’un régime qui ne veut plus d’opposition, même municipale. Le suffrage universel, quand il déplaît, se voit corrigé par la matraque. L’État de droit devient une variable d’ajustement. La volonté populaire, un obstacle qu’on conteste à coups de perquisitions.
La Turquie, membre de l’OTAN et candidate éternelle à l’Union européenne, renoue avec ses vieux démons. Ceux d’un pouvoir qui préfère la peur à la légitimité. Ceux d’un régime où le crime, c’est de gagner une élection contre le mauvais camp