Treize silhouettes se détachent dans la pénombre de la scène. Dès les premières secondes, KA-IN impose sa présence : ce n’est ni cirque, ni danse, ni théâtre au sens classique. Chaque corps est un instrument, chaque saut une phrase, chaque chute un mot qui frappe. Les équilibres instables et les portés acrobatiques deviennent langage, poésie, geste politique. La lumière cisèle les formes, accentue la puissance des gestes, transforme le plateau en espace vibrant, habité. On n’est pas seulement spectateur : on ressent, on halète, on s’inquiète, on admire. C’est un théâtre du corps, où la technique se met au service de l’émotion et de l’engagement.
Nous avons vu KA-IN à Draguignan, un spectacle organisé depuis huit mois par la Direction du Théâtre. La préparation a été longue, minutieuse, et pourtant le jour de la représentation apporte un hasard saisissant : le Maroc gronde dans les rues. Les manifestations éclatent, les pavés résonnent sous les slogans et les coups de matraque. La scène devient miroir : ce que l’on voit dans la salle est un écho des rues, un reflet de la jeunesse qui refuse de plier. Et pourtant, malgré cette coïncidence dramatique, le spectacle est une main levée, un pied de nez au régime et à sa police, un cri suspendu dans l’air.
Le regard se tourne alors vers les artistes eux-mêmes. Des filles, belles et élégantes, se jettent dans l’air avec audace et liberté, leurs corps en suspension défiant toute gravité et toute contrainte. Elles incarnent la volonté de se libérer, de s’approprier l’espace. Les garçons les observent, se retournent vers elles, le regard qui revient encore et encore, même lorsque surgissent les policiers de la monarchie pour troubler l’élan.
Puis le spectacle pousse plus loin encore. Une prison surgit, matérialisée par un grillage qui coupe le souffle. Les corps tombent, se relèvent, subissent la contrainte et la peur. Les murs imaginaires deviennent obstacles, chaque équilibre fragile est un défi contre l’oppression. Enfin, la troupe aborde la torture : les corps sont malmenés par la lumière des torches, les mises à joues, les coups mortels. Le plateau se fait tribunal, confession et exutoire. L’acrobatie, jusque-là envolée et poétique, devient violence incarnée, mémoire et dénonciation.
Raphaëlle Boitel, à la tête du Groupe Acrobatique de Tanger, orchestre ce chœur de corps depuis dix-huit ans. La troupe invente un langage charnel et nécessaire, doublé d’une énergie qui dépasse le simple mouvement : il raconte un désir, un lien, un affront. Celui d’une jeunesse marocaine qui danse encore, qui ose, qui se relève et continue à dire non, malgré la peur, malgré la répression, malgré les obstacles.
Ce spectacle, encore au programme au théâtre de Draguignan, est une ode la liberté et à la beauté. Un message à ce courage que la scène porte avec force et intensité.






