Au fin fond de la Roumanie, dans la région montagneuse du Maramureș, un village détonne. Săpânța, quelques centaines d’habitants, et un cimetière. Mais pas n’importe lequel. Un cimetière qui rit, qui chante, qui raconte. Le Cimitirul Vesel, le « cimetière joyeux ». Ici, les tombes sont des toiles, les morts des personnages. Pas de pleurs, pas de linceuls noirs, mais du bleu vif, du rouge flamboyant, des images naïves et des poèmes mordants.
Il faut s’imaginer ce lieu comme un théâtre. Les stèles, hautes croix sculptées dans le bois, sont autant de petits récits peints, dans la langue des paysans d’ici, parfois crue, souvent drôle, parfois cruelle. Elles parlent de la vie, de ses travers, de ses beautés. On y voit un coq, un moulin, un paysan à la pipe, un homme tombé à cheval. Sous l’image, un quatrain, taillé dans la pierre ou gravé dans le bois, raconte en quelques vers l’histoire du défunt : un mariage tumultueux, une mort accidentelle, un tempérament bougon.
C’est un art qui est né au milieu du XXe siècle, grâce à un seul homme : Stan Ioan Pătraș, charpentier, sculpteur autodidacte, artiste sans prétention. En 1935, il grave sa première croix colorée. Le ciel y est bleu, symbole d’éternité, la mort y est lointaine et légère. Pătraș inscrit dans chaque tombe la mémoire d’un homme avec tendresse et un humour parfois noir, délivrant ainsi un message simple : la mort, c’est la vie qui continue ailleurs.
Dans nos sociétés où le tabou de la mort est roi, où l’on cherche à effacer les traces, à lisser le réel, le Cimetière joyeux est un coup de poing. Il force à regarder la mort en face, à la reconnaître comme partie intégrante du chemin, sans mélodrame, mais avec humanité. Car ici, on rit des disparus — avec eux, jamais d’eux. On célèbre leur existence, pas leur absence.
Il y a dans ces stèles la voix des paysans de Maramureș, leur ancrage profond dans la terre, leur foi ancienne. Cette terre est celle des Daces, dont les croyances mêlaient le sacré et le naturel, la vie et la mort dans un cycle perpétuel. Ces croix sont un écho vivant de cette mémoire oubliée, un pont entre le passé et l’aujourd’hui.
À la mort de Pătraș en 1977, un de ses disciples reprend le flambeau. Dumitru Pop perpétue la tradition avec le même respect, la même ironie. Plus de 800 tombes aujourd’hui racontent la saga du village. Des poèmes insolents, parfois grinçants, parfois tendres. Une veillée perpétuelle, joyeuse, où chaque mort devient un conte.
Pour qui visite ce cimetière, il n’y a pas d’indifférence possible. Il s’ouvre une étrange proximité avec l’autre, celui qui est parti, mais dont l’histoire est encore là, vibrante. Et paradoxalement, c’est un lieu qui parle de vie. Il nous oblige à repenser la peur, le silence, la solennité qu’on prête à la fin. Il invite à accepter la mort avec un sourire, à regarder ses défauts et ses absurdités en face.
On quitte Săpânța avec ce sentiment rare : celui d’avoir rencontré la mort sans peur, la vie dans ses éclats de lumière et d’ombre, l’humanité dans toute sa simplicité. Il y a dans ce cimetière une leçon ancienne, précieuse : que la mort, au fond, ne peut nous enlever que ce qu’on a refusé d’aimer.