Algérie est-elle une dictature ? Une question simple, une réponse complexe

« L’Algérie n’est pas une dictature ». Cette phrase, prononcée le 6 juillet par Mathilde Panot sur le plateau de BFMTV, n’est pas passée inaperçue. Réagissant à la condamnation en Algérie de l’écrivain Boualem Sansal et du journaliste Christophe Gleizes, la députée insoumise a certes fustigé l’« autoritarisme » du régime mais s’est refusée à franchir le Rubicon sémantique. Ce refus, en apparence diplomatique, a ravivé une question à la fois embarrassante et brûlante : l’Algérie est-elle, oui ou non, une dictature ?

 

La tentation du raccourci est grande. Elle l’est d’autant plus que le mot « dictature » semble aujourd’hui coller à toute forme d’autorité verticale, fût-elle élue. Mais dans le cas algérien, le débat ne relève pas seulement du lexique. Il touche à la nature d’un régime dont la structure profonde échappe largement à l’analyse simpliste.

 

Un régime militaire déguisé ?

Depuis l’indépendance en 1962, l’Algérie vit sous un régime présidentialiste dont l’ossature réelle est militaire. Cette configuration n’est un secret pour personne. Comme le rappelle le linguiste et historien Salem Chaker, « l’Algérie est une dictature pilotée par une oligarchie militaire », appuyée historiquement sur des services de sécurité omniprésents. La façade civile – présidents élus, Parlement, partis politiques – n’a jamais masqué très longtemps la réalité du pouvoir : un noyau dur formé autour de l’armée, des services de renseignement, et d’un cercle opaque de décideurs.

 

Ce pouvoir, longtemps structuré autour de l’état-major de l’ANP (Armée nationale populaire), a survécu à toutes les crises : guerre civile des années 1990, Printemps arabe, et plus récemment le Hirak, ce mouvement pacifique et populaire qui, à partir de 2019, a tenté de renverser la table du système. Résultat ? Un renouvellement de façade, quelques arrestations symboliques, et un durcissement autoritaire inédit depuis les années noires.

 

Un pluralisme de vitrine

Peut-on parler de démocratie parce qu’il existe des élections ? Des partis d’opposition ? Des journaux ? L’Algérie, sur le papier, n’a rien d’une monarchie absolue ou d’un État à parti unique. Et pourtant, tous ceux qui s’opposent frontalement au régime – journalistes, militants, avocats, étudiants, artistes – finissent souvent en prison, en exil ou dans le silence. La presse est bâillonnée, les partis d’opposition (RCD, UCP, PST) sont interdits ou paralysés, les ONG autonomes sont démantelées.

 

Le cas Boualem Sansal – condamné pour « diffusion de fausses informations » – et celui de Christophe Gleizes – accusé de « subversion » après avoir interviewé des figures du Hirak – ne sont que les exemples les plus récents d’un système qui criminalise la critique. En 2024, Amnesty International dénonçait encore la « répression sévère de la liberté d’expression » en Algérie, notant l’usage massif des accusations de « terrorisme » contre des opposants pacifiques.

 

Un autoritarisme post-révolutionnaire

L’Algérie ne ressemble pas aux dictatures classiques à la Saddam Hussein ou à la Kim Jong-un. Elle n’en a ni l’idéologie totalitaire ni l’unanimisme grotesque. Mais elle partage avec d’autres régimes post-coloniaux un modèle de légitimité fondé sur le mythe révolutionnaire. La guerre de libération (1954-1962), érigée en mythe fondateur sacré, continue de servir d’écran de fumée à une gouvernance opaque et prédatrice.

 

Les anciens moudjahidine, ou ceux qui s’en réclament, gardent un droit de regard sur l’avenir de la nation. L’héroïsme passé justifie l’autorité présente. À cet égard, l’Algérie partage avec Cuba ou le Venezuela un certain « autoritarisme de la mémoire », où le passé révolutionnaire est brandi comme bouclier contre les demandes de démocratie réelle.

 

Une démocratie suspendue ?

Faut-il alors parler de dictature ? Si l’on définit la dictature comme l’absence de contre-pouvoirs réels, la restriction systématique des libertés fondamentales, et la criminalisation de l’opposition, la réponse est oui. Mais si l’on cherche à nuancer – en intégrant les marges de liberté subsistantes, le pluralisme contrôlé, la présence d’élections, même biaisées – alors le terme « régime autoritaire hybride » semble plus adapté.

 

L’Algérie se situe dans cette zone grise, celle des États faussement démocratiques mais pas entièrement totalitaires. Elle n’est ni la Corée du Nord ni la Suède. Elle est cet entre-deux où les apparences comptent plus que la réalité, et où le pouvoir gouverne par la peur, mais aussi par l’habitude, l’usure, et l’héritage.

 

Panot, Retailleau et l’obsession du mot juste

Dans ce contexte, les mots prononcés ou refusés prennent un sens politique aigu. Que Mathilde Panot refuse le mot « dictature » n’est pas simplement une posture idéologique. C’est aussi une manifestation du malaise français vis-à-vis de l’Algérie, pays frère, partenaire, et repoussoir à la fois. Ceux qui, comme Bruno Retailleau, brandissent le mot avec vigueur ne le font pas toujours au nom des droits humains, mais parfois au nom d’une hostilité plus ancienne, plus trouble.

 

Quant aux Insoumis, leur prudence tient à un anti-impérialisme parfois mal digéré, où critiquer le régime algérien revient à « faire le jeu de l’extrême droite ». Ce refus du mot juste, au nom d’une mémoire ou d’un tropisme tiers-mondiste, débouche souvent sur l’aveuglement.

 

Une réalité qu’aucun mot ne suffit à contenir

L’Algérie n’est pas une dictature au sens classique. Elle est un système politique fermé, autoritaire, militarisé, répressif. Elle est une démocratie de surface et une autocratie de fond. Elle est, aussi, un pays vivant, complexe, traversé par des forces contradictoires : jeunesse éduquée, diaspora critique, société civile courageuse.

 

La question n’est donc pas seulement sémantique. Elle est morale et politique. Peut-on continuer à parler de respect de la souveraineté quand la souveraineté est confisquée par une caste ? Peut-on refuser de nommer l’oppression par peur de l’amalgame ?

 

En somme, l’Algérie est peut-être tout ce que la langue ne parvient pas encore à dire clairement : une dictature sans uniforme, une démocratie sans liberté, un État figé dans la mémoire d’une révolution trahie.

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