Le Tribunal supérieur de Bogotá a annulé la condamnation pour subornation de témoins et fraude procédurale de l’ancien président Álvaro Uribe. Treize ans d’enquête balayés d’un revers de main : un triomphe pour la droite, un camouflet pour la gauche, et une Colombie partagée entre exultation et indignation.
Il y a des matins où la démocratie semble se réveiller avec un torticolis. Mardi 21 octobre, le Tribunal supérieur de Bogotá a rendu une décision qui a fait l’effet d’une bombe sur le paysage politique colombien : l’acquittement de l’ancien président Álvaro Uribe Vélez, condamné en août à 12 ans d’assignation à domicile pour subornation de témoins et fraude procédurale. Une sentence qui semblait gravée dans le marbre judiciaire a été balayée d’un revers de main par trois magistrats, laissant derrière elle un pays à vif, où la droite exulte et la gauche grince des dents.
Pour le gouvernement de Gustavo Petro, c’est un véritable séisme. Après treize ans de batailles judiciaires, d’enquêtes et de scandales entourant l’ex-président, la décision d’appel ressemble moins à un triomphe de la justice qu’à une pirouette acrobatique pour libérer un poids lourd de la politique colombienne. Les victimes, menées par le sénateur Iván Cepeda, n’ont pas baissé les bras et prévoient de porter l’affaire devant la Cour suprême. Mais entre-temps, la Colombie entière regarde, médusée, les réseaux sociaux se transformer en champ de bataille idéologique, avec des soutiens d’Uribe célébrant sa “libération” et des critiques dénonçant un retour en force des “paracos” et de l’ultra-droite.
Une saga judiciaire née dans l’ombre des paramilitaires
Tout commence en 2012, lorsqu’Álvaro Uribe, alors sénateur, porte plainte contre Iván Cepeda pour diffamation. Cepeda, figure emblématique de la gauche, accuse Uribe de liens avec les Autodéfensas Unidas de Colombia (AUC), ces milices paramilitaires responsables de massacres et de trafic de drogue dans les années 1990 et 2000. Ironie du sort : la Cour suprême classe l’affaire contre Cepeda mais ouvre une enquête sur Uribe, soupçonné d’avoir tenté de manipuler des témoins pour discréditer son accusateur.
Le procès est devenu un feuilleton interminable. Des pièces accablantes sont apparues : l’avocat de l’ex-président, Diego Cadena, a été condamné en 2023 pour avoir soudoyé des ex-paramilitaires pour modifier leurs témoignages. Des enregistrements téléphoniques interceptés légalement montraient Uribe discutant de ces “témoignages favorables”, alimentant la suspicion d’influence criminelle. En juillet 2025, la juge Sandra Heredia prononce sa condamnation : 12 ans d’assignation à résidence et une inéligibilité à vie. Pour la première fois depuis un demi-siècle, un ex-président colombien est reconnu coupable par la justice.
Uribe, 73 ans, clame son innocence et dénonce une “persécution politique”. Son image reste paradoxale : héros de la sécurité démocratique, qui a affaibli la guérilla des FARC, mais aussi symbole d’un régime entaché par les “faux positifs”, ces assassinats de civils présentés comme des rebelles neutralisés.
L’appel : un coup de balai sur treize ans d’enquêtes
Le 21 octobre, le Tribunal supérieur de Bogotá, présidé par Manuel Antonio Merchán, rend un verdict de 700 pages annulant la condamnation. Les juges estiment que les preuves – enregistrements, témoignages de paramilitaires – ne démontrent pas “au-delà de tout doute raisonnable” la responsabilité directe d’Uribe. Les interceptions téléphoniques, qualifiées d’“illégales” ou de preuves indirectes, ne suffisent pas à établir l’instigation criminelle. Le Tribunal critique la méthodologie du procès initial et renverse la sentence.
Uribe, présent pour l’énoncé du verdict, s’exclame depuis sa résidence de Rionegro : “Gracias a Dios, gracias à mes avocats. Chaque minute de ma liberté, je la dédierai à la liberté de la Colombie.” Sa défense parle d’“une justice enfin rendue”, tandis que le ministère public soutenait déjà l’appel. Mais cette absolution ne le met pas hors d’atteinte : d’autres enquêtes le visent encore, notamment pour financement de groupes paramilitaires et implication dans des assassinats de défenseurs des droits humains.
Réactions : un pays divisé entre triomphe et fureur
Du côté de la droite, c’est la fête. Le Centro Democrático, parti fondé par Uribe, tweete : “Se ha hecho justicia”. L’ex-procureur général Francisco Barbosa salue un retour à la “décence”. Le Wall Street Journal applaudit, dénonçant une “poursuite idéologique”.
La gauche, elle, est furieuse. Gustavo Petro parle de “répétition de l’histoire”, dénonçant un Tribunal qui contredit la Cour suprême et minimise les preuves. Il appelle à des manifestations pour défendre ses réformes et une Assemblée constituante. Claudia López, ancienne maire de Bogotá, adopte un ton plus mesuré, rappelant les centaines de preuves liant l’uribisme aux narcoparamilitaires. Iván Cepeda prépare son recours en cassation, dénonçant un “rapt à la justice”.
Implications : un avant-goût des élections de 2026
Pour la droite, l’acquittement renforce la position morale d’Uribe et peut propulser des figures comme María Fernanda Cabal ou Vicky Dávila. Pour Petro, c’est un coup dur : l’agenda réformiste patine, et la narrative d’une “judiciarisation de la politique” par la droite s’effrite. Au-delà de la politique, cette affaire interroge l’indépendance judiciaire dans un pays où les magistrats vivent sous menace permanente.
Alors que les victimes se préparent à l’ultime recours, Uribe promet de se consacrer à “la liberté de la Colombie”. Mais dans un pays encore marqué par les cicatrices de la guerre, cette liberté divise plus qu’elle ne réconcilie, et transforme chaque décision de justice en un carnaval où le chaos, la célébration et l’indignation se mélangent dans une Colombie au bord de l’implosion.






