Nous sommes le 8 mars 1971. Le monde entier retient son souffle, devant ce qui était considéré comme « le combat du siècle » : un combat de boxe entre Cassius Clay, désormais appelé Mohamed Ali, déchu de son titre pour raison politique, et le champion du monde des poids lourds, Joe Frazier.
Les deux boxeurs sont noirs, forts et invaincus. Tout le reste les sépare. Mohamed Ali est provocateur, charismatique et adore se mettre en scène. Il est également musulman et représente le désordre pour l’Amérique traditionnelle.
Discret, stoïque et pragmatique : Joe Frazier vient des bas quartiers chrétiens, fier d’être américain, qui représente l’ordre établi. Leur style de boxe est également totalement opposé : Ali est fluide, rapide, il semble danser et voler sur le ring. Son jeu de jambe est impressionnant et il est un maître de l’esquive et du combat à distance.
Frazier est très petit pour un poids lourd, mais c’est un maître du corps à corps. Son allonge insuffisante est compensée par une frappe exceptionnelle, un crochet du gauche impressionnant, une endurance et une incroyable résistance aux coups.
Ce match a marqué les esprits, pas seulement parce qu’il a opposé deux grandes légendes, qui ont fait honneur au noble art. Ali, considéré comme le champion de boxe de tous les temps, incarnait la lutte du contre-pouvoir. Contrairement à Franzier, proche de l’establishment américain, il était engagé contre le système, ce qui faisait de lui un objet de suspicion aux yeux de la société américaine traditionaliste.
C’est en ce sens que ce match avait déchaîné les passions : il a été vécu par le monde entier comme le révélateur des fractures, qui divisaient le pays. A cette époque, l’Amérique de Nixon était hantée par le conflit vietnamien, la guerre froide, la lutte pour les droits civiques et la fin de la ségrégation raciale, encore marquée par l’assassinat de Malcom X et de Martin Luther King, quelques années auparavant.
Ali avait choisi camp : il avait décidé de faire bloc avec les membres de la “Nation of Islam”, de se convertir à l’islam et de changer de nom, pour s’appeler Cassius X, en hommage à son ami et mentor, Malcom X, puis Mohamed Ali. L’enjeu ? Dénoncer le crime des inégalités et les ségrégations raciales, qui avilissaient les Américains de couleur.
En 1966, il fait pire – ou mieux -, selon … en s’attaquant à la guerre du Viet-Nam : il refuse de servir dans l’armée américaine, en tant qu’objecteur de conscience ou même de rejoindre un centre de recrutement. Pour lui, hors de question d’aller « tuer des pauvres gens affamés dans la boue, pour la plus grande puissance Amérique », car, disait-il, « ils ne m’ont jamais appelé nègre, ils ne m’ont jamais lynché, ils n’ont jamais lâcher les chiens sur moi … ».
A l’époque, chaque jour, plus de 200 soldats meurent au front. Là-bas, dans les rizières, c’est l’hécatombe. Ici, l’onde de choc est violente. Ali devient l’ennemi public numéro 1. Le 8 mai, il est convoqué devant un juge. Le 20 juin, il est condamné à une amende de 10 000 dollars et de 5 ans de prison. Et comme rien n’était de trop pour punir le « traitre », le 28 avril 1967, la Fédération WBA a décidé de lui retirer sa licence de boxeur et de le déchoir de son titre de champion du monde, comme la plupart des Etats du pays.
Il est resté trois ans et demi sans boxer, mais l’homme n’a pas flanché : dans sa solitude et sa pauvreté, il a continué à résister. Années après années, il a fini par monter dans le cœur des Américains, nombreux à faire bloc derrière lui et à descendre dans la rue. L’embarras des politiques, face au fracas du pavé, a poussé la justice à faire marche arrière : en 1970, elle rouvre le dossier et lui donne raison. Avec le droit de récupérer sa licence de boxeur et de remettre les gants. Mais cette affaire avait déjà récolté ses premiers fruits politiques : elle avait permis d’internationaliser le calvaire des Afro-Américains et de faire d’Ali l’incarnation de leur combat contre les ségrégations raciales.
C’est dans ce contexte de folie politico-sportive que s’est tenu le combat du siècle, contre Joe Frazier. De nombreux journalistes ont pointé la corrélation entre cette rencontre et la bataille judiciaire et politique qui vient de s’achever. Joe Frazier n’était pas seulement un adversaire sportif. Pour Mohamed Ali, c’est un ennemi politique.
Son erreur ? N’avoir jamais usé de son aura pour faire avancer la cause des siens, encore moins pour croiser le fer contre la guerre du Viet-Nam. Sa sanction ? Des insultes et un paquet de sobriquets, qui vont de « Gorille » à « mec au nez écrasé ». Voici quelques jours, avant le match, Ali l’a même traité d’”Oncle Tom”, allusion au personnage du roman éponyme d’Harriet Beecher Stowe, symbole de l’esclave. C’est l’une des pires insultes que l’on puisse faire à un Afro- américain, mais Ali a son explication : il dira que ses saillies sont destinées à promouvoir le combat. Frazier n’en est pas convaincu : il se sent humilié, avili, mais soutenu par une partie de la population et de la classe politique, y compris le Président Nixon.
Dans ce contexte de rivalité sportive, teinté d’un déchaînement de passions politiques, l’Amérique, divisée, n’a pas tenu à en rater une miette. Ce jour-là, tous les projecteurs sont braqués sur le ring. La rencontre sera suivie par des millions de personnes à travers le monde et diffusée dans plus de 370 salles aux Etats-Unis, parfois en plein air et à moins 8 degrés.
Au Madison Square Garde, à New York – la salle de 20500 places qui a accueilli la rencontre -, les billets se sont vendus à 700 dollars au marché noir – au lieu de 170 au guichet – et, avant la fin de la matinée, il ne restait plus aucun siège vacant.
C’est une première. Jamais un match de boxe n’a déclenché un tel engouement. Même Hollywood s’est précipité sous la voûte de Madison Square, comme Bob Dilan, Woody Allen, Diana Ross ou Franck Sinatra, qui filmait pour Life. Le monde entier était fasciné par l’événement : tandis que les Kennedy étaient dans l’amphithéâtre, Nixon était scotché à son téléviseur, dans le bureau Ovale, tout comme Nelson Mandela, qui l’avait suivi depuis Robben Island, où il végétait dans sa cellule.
Sur le ring, le spectacle était à la hauteur. Comme à son habitude, Ali domine, mais Frazier s’est rapidement ressaisi pour remettre son rouleau compresseur en marche. Au 11ème round, Ali vacille sur un crochet gauche, puis tombe dans les cordes. Au 15ème round, Ali est carrément envoyé au tapis mais, après 4 comptages, à la surprise générale, il reprend le combat avec ses meilleurs crochets – si violent qu’il avait fini par envoyer son adversaire à l’hôpital. Pour autant, Ali perdra sur décision unanime des juges …
Dès lors, la rivalité entre les deux hommes ira crescendo : à longueur d’interviews, l’insulte refait encore son cirque, avec ses brimades et ses tirades. A la veille de leur première revanche, à New York, en janvier 1974, Ali lance, en direct : « Si Joe Frazier me bat, je me mettrais à genoux, je ramperais jusqu’à lui et je lui dirais en levant les yeux lui : ‘tu es le plus grand, tu es le champion du monde ».
Mais, cette fois, l’affiche est moins alléchante : Ali, depuis un moment, ne « vole plus comme une abeille », et Frazier, vieillissant, venait de prouver qu’il est en plein déclin : un an plus tôt, il a perdu sa couronne devant George Foreman, qui lui infligé une terrible leçon. C’est ce que viendra confirmer cet acte 2 de leur duel : Ali s’est imposé aux points, mais la prestation est jugée timide par de nombreux journalistes, comme le New York Times, dur, qui n’a vu que « deux personnes battues, deux types dépassés, dont l’époque est révolue ».
A son tour, Ali est humilié et vexé. Après sa traversée du désert, ce nouvel affront est dur à encaisser : il veut reprendre du poil de la bête. Il travaille dur, il recouvre son jeu de jambes et de poings et repart à la baston. En 1973, il redevient champion du monde, après son incroyable victoire contre l’invincible Forman, lors du fameux combat du Zaïre, The Rumble of the jungle.
Nouveau défi, le dernier : l’acte 3 du « clasico » aura lieu aux Philippines. Avec, cette fois, le titre de champion du monde en jeu. Ce sera le fameux combat le Manille, dit Thrilla in Manilla. Il restera l’un des combats les plus fous et les plus démesurés de l’histoire de la boxe.
Tout a commencé à l’aéroport de Manille : après son arrivée, Ali est accueilli comme une idole par les Philippins. Plus tard, il est reçu par le dictateur Marcos et sa femme, un mannequin, sublime. Ali exulte devant tant de beauté … Le dictateur en a profité pour poser à côté du champion du monde. Ali lui renvoie la réplique, en complice. La scène fait le tour du monde et exaspère les Philippins. Mais qu’importe. Rien n’est de trop pour faire du charme à la première dame, même pas les centaines d’opposants philippins, qui sont matés dans les prisons, par son diable de mari.
Jusqu’au bout, la Thrilla de Manille sera folle. Comme sera fou, le choix de l’arbitre du match : un acteur de cinéma. Encore plus fou, déjanté, sauvage, sera le match. Ali l’avait promis : « Ce sera saignant, ce sera glaçant, ce sera terrifiant quand je vais me faire la gorille, à Manille ». Frazier l’a dit et répété : « Je ne veux pas seulement le mettre KO. Je veux lui faire mal. S’il tombe, je le relèverai, pour continuer ». Jusqu’à lui esquinter « le cœur, le foie, et reins ».
Ce 1 avril 1975, le match a tenu ses promesses : les deux pugilistes se sont livrés à une vraie guerre de ring. Un duel mortel, qui aura marqué, à vie, ceux qui l’avaient suivi : 500 millions de personnes à travers le monde et 25 000 dans les gradins, massés sous 52 degrés et un taux d’humidité à 85 pour cent. Une fournaise pour un match de boxe. Mais, sur le ring, Ali sera débordant d’énergie, superbe, violent, en dépit la résistance inhumaine de son adversaire, cette une machine de guerre qui lui envoie des coups si forts qu’ils sont « capables de faire tomber un immeuble ».
Mais qu’il bombarde encore … Ali encaisse et riposte. Frazier tape et s’épuise. Peu avant la fin du match, Ali se reprend. Il avance, mitraille, tandis que Frazier, assiégé par la fatigue, recule. Au 14ème round, il tombe. Vers la fin, il n’est même plus reconnaissable : il a le visage en sang et les yeux enfouis sous ses paupières. Il ne distingue même presque plus la silhouette de son adversaire. Il doit faire un choix : arrêter et perdre, ou finir la partie en aveugle. Son entraîneur intervient : « Reste assis, fils, tu as assez donné. Crois-moi, personne n’oubliera jamais que tu étais sur le ring aujourd’hui ». Frazier s’exécute et capitule. Il est battu !
Erreur, cet abandon ? Les journalistes sont unanimes : à quelques secondes près, c’est Ali qui aurait rendu les gants. On ne le saura jamais. Une chose est certaine : il était au bout de ses forces, livide, et il a fini par s’écrouler et perdre connaissance. Plus tard, Ali dira avoir vécu « l’expérience de sa vie la plus proche de la mort ». Son médecin confirme : « Dès le 10ème round, il s’est vu mourir ».
En tous cas, après cette victoire, Ali ne veut plus jamais affronter Frazier : « C’est terminé entre Joe et moi, disait-il à la sortie du ring. Nous avons soldé nos comptes. C’est le combat le plus dur de ma vie ». Mieux encore, devant Frazier, il ne bombe plus le torse. Désormais, il l’appelle Joe, comme un ami. Il ne l’insulte plus et il en est même arrivé à présenter platement ses excuses : « J’ai dit beaucoup de choses, utiliser des mots que je n’aurais pas dû utiliser, dira-t-il. Je présente mes excuses pour ça. C’était du show, pour promouvoir nos combats, mais ça l’a blessé et je ne le comprenais pas à l’époque. Joe est un mec bien », « Joe est un grand homme », « Joe est un guerrier ».
C’est évident : après Manille, Ali a changé. Mais en cette fin 70, l’Amérique a changé aussi : la guerre du Viet-Nam a expiré depuis 1975 et la question des droits civiques a déserté la préoccupation des Américains. Depuis 1964, sur décret du Président Johnson, les noirs ne sont plus ces sous-citoyens voués à la violence et au mépris : ils peuvent voter, se présenter aux élections, se mélanger aux blancs ou aller dans les grandes universités. En fait, de la ségrégation raciale, combattue bec et ongle par Ali, il ne reste plus que des scories dans certains Etats, comme le racisme ordinaire ou les bavures policières.
C’est la fin d’une époque, mais on reverra tout de même Ali sur le ring, qui essayera de se surpasser. Bon an, mal an, ses prestations ont manqué d’éclat. En juin 1979, il prend sa retraite. Cinq ans plus tard, les médecins lui diagnostiquent la maladie de Parkinson et ses capacités motrices ont fini par décliner. Est-ce ce combat de Manille qui lui a été fatal ? Joe Frazier n’en a pas le moindre doute : « Quand on voit Mohammed Ali aujourd’hui, avait-il déclaré, ce qu’il est devenu physiquement, je ne peux m’empêcher de penser que c’est moi qui ai gagné. C’est moi qui lui ai infligé tout ça. J’ai fait le boulot ».
Lui-même ne se remettra jamais de cette « guerre du ring ». Après sa revanche contre Foreman, qu’il perd par KO, il se convertit à la musique, enregistre un disque, puis se retire à Philadelphie, où il vit dans une petite chambre au-dessus de son gymnase, avant d’être foudroyé par un cancer, le 7 novembre 2011. Ses funérailles se sont déroulées le 14 novembre à Philadelphie, devant 4000 personnes, dont Mohamed Ali.
L’éloge funèbre du révérend Jesse Jackson, également militant des droits civiques, restera gravé dans le marbre. Longuement, il parle de l’un « des plus grands boxeurs de tous les temps » et d’un « grand humaniste ». Mohammed Ali ne dira pas un mot. Affaibli par sa maladie, il décédera, quatre ans plus tard, d’un choc septique et sera enterré à Louiseville, là où il a vécu et grandi, à l’époque où les noirs étaient encore « interdits de se rendre les quartiers des blancs ». Même pour lui, « même pour le champion du monde » …
Signe des temps, son cortège funéraire était teinté de toutes les couleurs et de toutes les ethnies : de simples admirateurs aux grands de la chanson et de la politique américains, ils étaient là, pour le dernier voyage… C’est un vrai arc -en -ciel. Un arc en ciel en noir et blanc. Jamais, au temps où il ferraillait sur le front du racisme, Ali aurait pu l’imaginer : Bill Clinton en personne était en tête du convoi. Même Trump a tweeté, pour saluer « un homme formidable ».
Ali, par sa ténacité, le choc de ses mots et de ses actes, son engagement pour les droits civiques, a réussi à laisser une empreinte à la hauteur de son altitude. Barack Obama, Afro-Américain, devenu Président des États-Unis, depuis 2008, est le fruit de sa longue lutte. Ce jour-là, le Président lui a rendu un hommage appuyé : « Ali a secoué le monde, et c’est une bonne chose pour le monde, une bonne chose pour nous tous », a-t-il dit.
La fin de son discours a pris la tonalité d’une repentance : « Ali est un homme qui a parlé quand d’autres ne le faisaient, un homme qui s’est battu pour ce qui était juste », ajoutait Obama, avec courage d’ humilité.
Enfin, l’Amérique officielle a pu trouver les demi-mots pour battre sa coulpe et reconnaître ses erreurs. Une fois de plus, depuis son linceul, Ali a gagné. C’est sa dernière victoire : si, vivant, il avait transformé son passé décrié en démonstration humaniste; mort, il est devenu une valeur profonde, qui continue à inspirer le présent et à refaçonner le futur.
Le révérend Jackson, qui avait prononcé l’éloge funèbre, a vu juste : Ali restera un « champion dans le ring, un héros au-delà du ring ». Et même, ajoutons-le … depuis l’au-delà !