Pendant que Bruno Retailleau s’étrangle sur l’accord de 1968, les transferts d’argent entre la France et l’Algérie suivent leur petit bonhomme de chemin. Liquide, pensions, certificats de vie arrangés : un système bien rodé, que personne ne contrôle vraiment — surtout pas ceux qui prétendent vouloir l’arrêter.
Il faut le dire franchement : sans cette immigration massive des années 60, pas de sujet, pas d’histoire, pas de « lien franco-algérien » à raconter. Ces vagues d’hommes venus des Aurès, de Kabylie, du Sahara, venus bâtir la France en sueur et en acier, dans les mines, sur les chantiers, dans les usines, ont été le pilier invisible de la reconstruction. Importés pour leurs bras, en 1962, ils sont devenus bien plus : la colonne vertébrale d’une France qui voulait tourner la page de la guerre et rebâtir son avenir.
Cette réalité historique est rappelée à chaque occasion : on le dit, on le répète, entre deux barres d’immeuble de Saint-Denis, à la télé, dans les chansons de rap. L’argument devient la pièce à conviction d’une France coupable de racisme, d’ingratitude et de mépris envers les héritiers. Au plus fort de la crise entre Alger et Paris, on a mille fois entendu les responsables algériens répèter que cet accord de 1968 (il encadre l’immigration algérienne) est une vieillerie. Un texte dépassé, que la France aurait usé jusqu’à la corde pour remplir ses usines, ses rames de métro et ses barres d’immeubles. « Qu’ils l’annulent, s’ils veulent ! », claironne-t-on à Alger, avec l’aplomb de ceux qui oublient que dans cette histoire, il n’y a pas qu’un seul pays qui s’est servi.
L’immigré, banquier malgré lui
Parce qu’en vérité, cet accord n’a pas seulement bâti la France. Il a aussi reconstruit l’Algérie. Par la bande. Par le bas. Par l’homme. L’immigré. Celui qu’on dépeint à Paris comme un poids mort, et qu’on oublie à Alger comme une source vive. Cet homme-là n’était pas qu’un manœuvre payé à la tâche. Il était un canal, une veine battante, un donneur de sang à distance. Chaque franc arraché à sa fatigue était réinjecté, goutte à goutte, dans la vie de ceux restés au bled. Il ne se contentait pas de trimer : il irriguait.
Dans les villages kabyles ou les hameaux du sud, ce ne sont pas les plans quinquennaux ni les ministères ventrus qui ont fait tenir debout les familles. C’est lui. L’exilé. Ce sont ses envois, ses mandats, ses colis. Ce pacte invisible entre le foyer Sonacotra et la maison en pierre sèche de l’Algérie de la fin des années 60 et du début des années 70. Là-bas, on ne parlait pas encore de réussite. On parlait de tenir. De résister à la faim, au froid, à l’humidité des maisons en pierre sèche, sans eau courante, aux toits en tôle qui fuyaient à chaque averse.
Les enfants allaient à pied à l’école, parfois plusieurs kilomètres, sans manteaux, parfois sans cahiers. On dormait dans une pièce unique, parfois avec le bétail, pour se réchauffer en hiver. Il n’y avait ni dispensaire, ni médecin, ni voiture. On se déplaçait encore sur le dos d’un âne, on vivait des récoltes maigres de trois petites parcelles partagées entre plusieurs familles. Les godasses étaient en caoutchouc, rafistolées à la ficelle, quand il y en avait. Et dans les marmites, on mettait parfois des cailloux à bouillir pour calmer les ventres des enfants affamés. Cet argent envoyé depuis la France permettait, enfin, de mettre autre chose dans la casserole. Il remplaçait la faim par un plat. Il remplaçait l’attente par un espoir.
De l’âne à la R25 présidentielle : La revanche du HLM
Plus tard, l’Algérie a changé de visage. Les ânes fatigués ont cédé la place aux 404 rutilantes, puis aux 505 fringantes, jusqu’à la R25 présidentielle, clin d’œil motorisé à une ère de suffisance retrouvée. Les sandales de fortune qui vous brûlaient les pieds dans les sentiers caillouteux de l’été ont été troquées contre des Adidas flambant neuves, importées de Barbès à Bouzeguène.
On pouvait enfin jouer aux billes sans se les geler, taper dans un vrai ballon en cuir, porter une doudoune d’hiver sans avoir à grelotter de dignité. Tout ça venait de France : entassé dans des sacs Tati, bourré dans les coffres de 504 break qui descendaient vers le bled comme des traîneaux estivaux chargés de miracles. Et pendant que les enfants découvraient le goût d’un bonbon Chupa Chups, la Kabylie se transformait en chantier à ciel ouvert. Les pelleteuses se relayaient comme des cigognes mécaniques, les bétonnières ronronnaient dans les vallées, et les maisons, comme par magie, troquaient leur crépi écaillé contre des crépis andalous, des balcons ajourés, des colonnes néo-romaines : un patchwork architectural au goût du neuf.
Et dans tout cela, l’immigré, dans sa terre d’exil, n’est toujours pas un nanti. Il ne vit pas dans une villa à Neuilly. Il est en foyer Sonacotra ou en HLM à Bondy. Il dort dans un studio qui sent l’humidité, mais il a un toit — parfois partiellement payé par la Caf. Et c’est ce détail qui change tout. Parce que ces quelques aides – cette allocation logement, cette prestation familiale – permettent ce petit miracle économique : envoyer 100, 200, 300 euros par mois au bled, sans crever ici. Ce n’est pas de l’assistanat, c’est une forme de redistribution discrète. Et c’est ce fric-là qui a bâti l’Algérie contemporaine et c’est grâce à la France qu’il continue à la construire.
Le Mojito : ce pétrole kabyle
Aujourd’hui, plusieurs millions circulent entre les deux pays, davantage vers l’Algérie que vers la France. Et de l’argent, il y en a. À partir des années 2000, ce sont les gosses qui ont repris le relais. Certains ont troqué leurs cahiers contre des diplômes, devenant avocats, juges, médecins ou infirmiers. D’autres, plus pragmatiques, ont repris le bar de papa, ce fameux café maures où on noyait le spleen de l’exil autour d’une partie de dominos et d’un thé à la menthe tiède. Ces troquets, aux murs jaunis et aux tables collantes, ont fait leur mue : la clientèle blanche y cherche un loyer pas trop cher sur la rive droite de Paris, la bière est facturée au tarif VIP, et les anciens zincs sont devenus des lieux branchés.
A Ménilmontant, on sert les mojitos à la chaîne, dix balles le verre. Le mojito : pétrole vert de la diaspora, nouvelle richesse liquide qui finance la villa du cousin à Bouira. Ce sont les bars kabyles qui ont remplacé Sonatrach : là où l’État algérien pompe son pétrole sans en redistribuer les bénéfices, la diaspora fait pousser le béton et les meuble du salons.
Comment ? Des transporteurs font la navette, chaque semaine, entre Paris et Tizi, Marseille et Oran. Ils convoient tout ce qu’on trouve – ou pas – dans les grandes surfaces : lave-linges, télés Sunny, frigos, aspirateurs Dyson, doudounes Nike et iPhones dernier cri. Tout ce qu’on ne trouve pas là-bas, ou seulement en version contrefaite qui rend l’âme au bout de deux mois.
Stalingrad-Tizi Ouzou : Western Union version couscous
Mais dans tout ça, il a bien fallu que l’argent continue de couler. Et pour qu’il coule, il a fallu s’organiser. Parce que le franc, puis l’euro, ne voyagent pas en charter. Ils prennent les chemins de traverse. Pas ceux des banques — ceux des mains, des valises, des sacs plastiques et des enveloppes froissées.
C’est un circuit parallèle, bricolé mais efficace. Un Western Union à la sauce DZ, entre le patron du bar kabyle de Stalingrad et le cousin au bled. L’un empoche les billets, l’autre les remet en cash, dans l’heure, sans reçu ni question. Le tout repose sur un mot, un coup de fil, une confiance vieille comme l’exil.
Le système est simple : un client entre, commande un café, laisse discrètement un billet en plus. Le patron note dans un carnet à spirale. Quelques coups de fil plus tard, l’argent traverse la Méditerranée sans jamais quitter la table. De l’autre côté, un frère, un oncle, un voisin remet la somme à son destinataire. Pas de banque, pas de taxe, pas de traces.
C’est du transport artisanal de devise. Une économie à part entière, née de la débrouille et de l’absence de relais officiels. Elle contourne les contrôles, les lois sur le blanchiment, et même les crises crises de nerfs de Bercy. C’est l’ombre portée de la diaspora, celle qui vit entre deux rives, deux devises, deux loyautés. Une économie sentimentale, certes, mais aussi une économie de survie — et parfois, de contournement.
Les morts, aussi, touchent leur retraite
Et c’est sans compter les retraites. Car après les années de labeur passées à balayer les rues de Marseille, à couler du béton à Nanterre ou à trimer en usine à Montbéliard, l’immigré rentre. Il revient, fatigué mais fier, dans le village de son enfance, avec ses souvenirs, son accent râpé… et sa pension française.
La retraite, dans ce cas, n’est pas un simple revenu : c’est un pactole. Versée en euros, chaque mois, sur un compte local ou français, elle pèse lourd dans une économie locale où le salaire moyen dépasse rarement les 200 euros. L’ancien ouvrier devient, du jour au lendemain, un homme respecté, voire envié. Il construit une maison, parfois deux. Il entretient les cousins, aide les voisins, finance les fêtes de mariage. L’argent public français irrigue silencieusement des pans entiers du tissu social algérien, marocain ou tunisien.
Mais l’histoire ne s’arrête pas là. À sa mort, c’est madame qui touche la pension de réversion. Même si elle n’a jamais mis les pieds en France, même si elle ne parle pas un mot de français, même si elle n’a jamais cotisé. Ce sont les règles. Et elles s’appliquent.
Et à la mort de madame ? Là, le système bifurque franchement vers la combine. Les enfants, parfois installés en France, parfois restés au pays, s’arrangent pour que le décès ne soit pas déclaré. Car le versement mensuel continue. L’État français, dans sa grande bienveillance bureaucratique, demande seulement un « certificat de vie » une fois par an. Et c’est là que la mécanique bien huilée se met en marche.
Un certificat de vie ? Rien de plus facile. Dans certains villages, un agent d’état civil local le signe les yeux fermés contre quelques billets. Une poignée d’euros, l’équivalent d’un mois de salaire local, et la défunte ressuscite. Une fois par an. Le reste du temps, elle est tranquillement enterrée, parfois depuis des années.
Divorce mixte : à la France les enfants, à l’Algérie les euros
Ce n’est pas une anecdote. C’est un système. Un angle mort bien connu des autorités françaises, régulièrement pointé par la Cour des comptes, évoqué du bout des lèvres dans des rapports enterrés. En 2020, un audit de la CNAV révélait que plus de 300 000 retraités vivant hors de France touchaient une pension. Parmi eux, des dizaines de milliers installés au Maghreb, où les contrôles sont rares, les registres imprécis, les complicités faciles. En 2018, une mission parlementaire évoquait même la possibilité de « dizaines de milliers de centenaires » — une longévité statistiquement douteuse.
Faut-il s’en indigner ? Non. Faut-il le taire ? Surtout pas. Il faut simplement regarder ce qu’est cet étrange mariage à distance entre la France et l’Algérie. Après le divorce violent de 62, la garde alternée s’est installée. La France a gardé une partie des enfants : elle les a logés, soignés, instruits. En retour, elle a pris sa part du gâteau : le gaz, le pétrole, les accords de coopération, et parfois la docilité diplomatique. Ce fut un échange de bons procédés. Ni une dette éternelle, ni une ingratitude criante.