« Hier, c’était un établissement en pleine forme ; aujourd’hui, ce n’est plus qu’un grand corps malade » : c’est par ce cri de désespoir que Monique Chapelle nous accueille dans sa pharmacie. Sa crainte ? Qu’elle soit obligée de baisser le rideau, avant même d’avoir liquidé son stock.
En ce temps du covid-19, qui a envoyé des milliers d’entreprises sur le carreau, l’affaire pourrait paraître banale et microscopique. Or, pour peu qu’on s’y attarde, on découvre une histoire qui dépasse l’entendement. Car Monique fait les frais du maire de sa ville, « un qui a le pouvoir » et qui « a décidé d’en abuser ». Et à 72 ans, elle n’en peut plus de se battre, car « usée, fatiguée et désespérée ».
L’affaire ? Un cauchemar dans une nuit de fièvre, au cœur du quartier des Près-Saint-Jean, à Alès – dans le Gard. C’est là que Monique Chapelle a décidé d’installer sa pharmacie en 2006, aboutissement d’une trentaine d’années d’activités au ministre de la Santé, puis dans l’enseignement universitaire. Pour autant, elle n’a pas choisi de planter la croix verte dans le centre-ville. Ou dans « un village bien français au cœur des Cévennes ». Elle a jeté son dévolu sur les Près de Saint-Jean. Un quartier qui n‘attire pas les foules, avec ses jeunes qui pétaradent sur leurs motos ou dans leur voiture, à longueur de journée.
Une fois, d’ailleurs, « elle a failli se faire fusiller par un gitan, pour une histoire de médicaments sensibles », qu’elle ne pouvait pas lui délivrer, sans ordonnance. Mais qu’importe, c’est cela qu’elle cherchait : les kabyles, les arabes, les gitans… car elle « aime le contact humain, les petites gens, les pauvres ». Et puis, avec eux, elle a vécu des belles histoires et réussi des rencontres de facture. Comme ce « chibani qui vivait seul », avec ses béquilles à la place des jambes » : « j’ai passé des années à grimper les 5 étages de son immeuble pour lui monter ses médicaments ». Jusqu’à sa mort.
Mais à force de persévérances, elle a fini par s’intégrer. Plus tard, elle est souvent invitée chez « les patients » – qu’elle s’interdit d’appeler « clients » – pour les fêtes religieuses, une naissance – « de garçons », précise-t-elle – ou de mariages « hauts en couleurs ». « A chaque fois, j’ai l’impression de faire le tour du monde ».
Mais un matin, le maire d’Alès a annoncé la fin du voyage.
Des bulldozers, des pelleteuses, ouvriers en gilets jaunes… déboulent dans le quartier. A la demande de l’office HLM, en charge de la gestion des logements. En l’espace de quelques jours, plus autant de jeunes, ni de motos, ni de malades : une grande partie du quartier est arasée, la majorité de la population est relogée dans une autre cité. Sauf la boulangerie, la boucherie et la pharmacie : « en fait, tous les commerces », précise Monique, qui a l’impression de subir les « foudres d’un ciel impitoyable » – et c’est un euphémisme : car dès la semaine suivante, elle a commencé à encaisser les premiers coups : les files d’attente ont laissé place au vide. Peu à peu, le même vide s’installe son compte bancaire. Plus tard, les dettes s’empilent, puis atteignent le chiffre astronomique de 500 000 euros. C’est ce qu’elle doit à sa banque ! Mais comme les « difficultés n’arrivent jamais seules », voici le plafond qui commence à se fissurer, pour former un gigantesque « lézard » au-dessus de la tête. Et qu’il risque de s’effondrer sur les rares clients, cela n’est pas l’affaire de l’office HLM : « ils m’ont dit que ce sont des travaux d’embellissements et qu’il est hors de question de les prendre en charge ».
Même fin de non-recevoir du côté de la mairie d’Alès, sollicitée pour un nouveau local ou un dédommagement. La réponse est toujours la même : « le déni et le mépris », dit-elle. C’est-à-dire ? « J’ai vu tout le monde : le maire, son second, ses adjoints, les députés, raconte-elle. A chaque fois, ils m’écoutent attentivement, puis ils promettent de faire quelque chose ». Mais les promesses n’engagent que ceux qui les écoutent !
C’est à cause de ces outrances qu’elle a décidé d’engager une procédure devant le tribunal administratif de Nîmes. La première expertise, ordonnée par le juge, a prouvé le lien de cause à effet entre la démolition du quartier et la diminution de ses bénéfices. « Un bon premier signe », se réjouit la pharmacienne. « Enfin, le tribunal va peut-être me rendre justice, qui me permettra de prendre ma retraite et de m’occuper de mes petits-enfants ». Peut-être… En attendant, l’édile d’Alès n’a pas accepté de commenter cette situation, malgré nos demandes plusieurs fois répétées. Sans doute, est-elle trop occupée, avec un nouveau projet de démolition… d’une autre vie !