« Délinquants », « fauteurs de troubles », « casseurs » : faut-il croire les chaînes d’infos quand elles déroulent leurs « vérités » sur les blacks blocs, ces « fantômes » qui enflamment les manifestations ? Surtout pas, prévient le journaliste Thierry Vincent, spécialiste des mouvements contestataires d’extrême gauche. Chez les Editions de l’Observatoire, il publie « Dans la tête des blacks blocs, vérités et idées reçues », une enquête passionnante qui démonte, pièce par pièce, les clichés et la mécanique perverse de la désinformation. Elle est le fruit de dix années d’immersion dans l’univers très fermé de l’ultra gauche. Rencontre avec un grand journaliste, grande gueule, piquant, urticant mais, surtout, pro.
Le Correspondant : Dans l’imaginaire collectif, l’image des blocs renvoie à ces hommes de noir vêtus, masques à gaz sur le nez, qui mettent le feu dans les manifestations. Votre livre torpille les idées reçues et les notions forgées. Qui sont les blacks blocs ?
Thierry Vincent : Justement, j’ai écrit ce livre pour dessiller les yeux sur un « mensonge médiatique » qui continue à faire accroire aux français que les blacks blocs sont des « casseurs infiltrés dans les manifestations ». Je le dis tout de suite : il n’y a aucune comparaison possible entre les blacks blocs et les casseurs. A part le mode de manifestation – qui est radical -, tout le reste les sépare. Ils ont des intérêts totalement divergents et il est même arrivé que des blacks blocs aient empêché des casseurs de piller des magasins.
Et d’ailleurs, même la police le dit : les casseurs sont des voyous et des délinquants, qui profitent des manifestations pour mettre à sac des magasins ou pour faire volatiliser les téléphones portables, tandis que les blacks blocs sont des militants politiques, qui ne s’attaquent qu’aux symboles du capitalisme – et ce qu’il considère comme tel : des banques, des agences immobilières, les compagnies d’assurances, les fast-food… mais jamais aux cafés ou aux restaurants du coin.
Que l’on ne s’y trompe pas : les blocs ne sont pas non plus des « infiltrés dans les manifs », ils y sont accueillis par la foule et – parfois – ils exercent même une certaine fascinations sur un bon nombre de manifestants…
Ils commettent des actes délictueux quand-même …
Oui, ils cassent pendant les manifestations, mais ils ne cassent pas pour voler, ils ne détruisent pas les banques pour repartir avec le pactole, mais pour marquer, par des actes forts, une contestation sociale ou une revendication politique. Car ils pensent que la démocratie classique, libérale, représentative, avec des corps intermédiaires, comme les syndicats, ne marchent pas. Ces sont des révolutionnaires. Une version française des autonomes des années 70 ( un mouvement non organisé, qui refusait toute hiérarchie, plutôt communiste, et qui rejetait tout, syndicat et autorité, ndlr ). Ils sont dans le mythe fondateur de la guerre d’Espagne. Ils vouent également un énorme culte à la révolution antifasciste italienne sous Mussolini. D’ailleurs, un de leur slogan, c’est « siamo tutti antifascisti » (« Nous sommes tous antifascistes », ndlr).
Ce n’est pourtant pas l’image qu’ils renvoient dans les médias, notamment sur les chaines d’infos en continu.
Les chaines d’infos racontent n’importe quoi.
L’histoire de l’hôpital Necker (établissement parisien spécialisé dans les soins pédiatriques, ndlr), en est la preuve. Toutes les chaines ont passé le même disque : que cet hôpital avait été saccagé par les blocs. Ce qui était complètement faux : les événements se sont déroulés à l’angle de la rue de Sèvres, dans le 15ème arrondissement. On n’était ni à l’entrée, ni dans l’enceinte de l’hôpital. Mais loin.
Autre exemple : la loi sur la « sécurité globale », souvenez-vous, a donné lieu à des affrontements très violents entre les manifestants et les forces de l’ordre. Le soir même, sur les chaînes d’info, j’apprends que les cafés et les restaurants du coin ont été dévastés par les blocs. Énorme : j’étais présent du début à la fin de la manif et je n’avais rien vu de tel. J’y suis même retourné pour refaire le parcours : il n’y avait pas un petit commerce, pas un café, pas un restaurant qui ait été cassé.
Je ne sais pas pourquoi une certaine presse préfère colporter des mensonges plutôt que de dire la vérité : est-ce de la mauvaise foi, est-ce de l’ignorance ? Je veux bien accorder des circonstances atténuantes aux jeunes journalistes, mais quand une femme reporter tv va jusqu’à commettre à un incroyable lapsus, en évoquant la présence de kalachnikovs dans les manifs, c’en est autre chose. Pire : l’info est passée en boucle à la télé et aucun des responsables de la chaîne n’a jugé bon de la rectifier.
Pensez-vous, de fait, qu’il y a une volonté politique de diaboliser les blocs ?
C’est d’autant plus vrai que les blocs représentent un vrai danger pour le pouvoir. Pas parce qu’ils sont assez nombreux pour marcher jusqu’à l’Élysées. Non. Dans une manif, ils sont à peine 300 « chats » et moins d’une centaine d’entre eux vont être actifs dans la pratique de la violence. Les autres sont là pour les protéger de la police.
Mais dans une manifestation, ils sont applaudis par une centaine de personnes et, quand ils se mettent à jeter des projectiles sur les flics, ils déclenchent souvent de l’admiration,. J’ai même entendu des syndicalistes de longue date s’en réjouir et leur donner raison d’agir de la sorte. C’est-à-dire aussi qu’ils ont un capital de sympathie qui peut faire peur au pouvoir.
L’autre raison est que le pouvoir est complètement désarmé devant les blocs. Jusqu’ici, il avait affaire à des organisations au fonctionnement vertical, avec une hiérarchie, un interlocuteur… capable de se présenter à la table des négociations, comme avec les syndicats. Mais les blocs sont dans un autre schémas : ce sont des révolutionnaires, sans chefs, qui ne cherchent pas le compromis.
Que font les policiers face à ces personnes ?
La police réprime, envoie des LBD et, rarement, elle parvient à les arrêter et à les faire condamner. Sévèrement. Mais, en l’état, la police ne peut pas faire plus, car elle n’a pas affaire à un mouvement organisé, avec une adresse, des lieutenants et des sous-lieutenants, qui ont pignon sur rue. Le bloc est une mouvance non structurée, qui évoluent en sous-marins. Pas de recrutements, pas téléphones. Ils ne connaissent pas toujours entre eux et ils n’ont même de repaires, ce qui est un camouflet pour la police.
Même avec les journalistes, ils ne négocient pas leur sécurité. Quand ils se prêtent au jeu de la caméra, cela ne se passe jamais à leur domicile. Ils ont une peur noire de se faire repérer ou identifier. Pour les besoins de mon dernier documentaire sur eux, ils sont venus chez moi, je leur ai prêté mes propres vêtements, mon jogging, mon pull et, pour couronner le tout, ils sont filmés du dos et leur voix est travestie pour ne pas être reconnue.
« Dans la tête des blacks blocs » est disponible sur le site de la Fnac,
Vous décrivez une mouvance au contours flous. Quel est le profil de ses adeptes ?
Le mouvement est majoritairement blanc. Pour la plupart, ils sont jeunes, ils ont entre 15 et 30 ans. Et contrairement à ce que l’on peut penser, ce ne sont pas des enfants de riches, fils à papa, bourgeois, capitalistes, très riches, traditionnels et conservateurs. En général, ils ont des parents qui votent à gauche – profs, intermittents du spectacle, écrivains, producteur du cinéma -, qui ont un capital culturel élevé.
Ajouter que parmi les blocs il y a très peu de personnes « racisées », mais ils veulent obtenir une certaine jonction avec la banlieue. Cela commence à se faire par le biais des manifestations contre les violences policières. Dans l’avenir, il n’est pas exclu qu’il forment un « front » commun et, auquel cas, l’association de l’idéologie radicale du bloc avec la force de frappe des banlieues donnerait un mélange détonnant.
Mais, finalement, est-ce que toute cette violence n’arrange pas le pouvoir ?
D’un côté, le pouvoir est tétanisé, car il ne comprend pas l’architecture horizontale du mouvement mais, de l’autre côté, la violence des blocs, souvent exagérée par la presse, lui permet de faire passer certaines lois, y compris celles qui servent le capital. Exemple : quand les blocs s’attaquent à la police, qu’ils considèrent comme « une milice du capital », le gouvernement, au nom de l’ordre et de la sécurité, en profite pour durcir les lois sécuritaires, jusqu’à interdire de filmer les forces de l’ordre. Bien sûr, les français n’ont pas trouvé grand-chose à y redire, puisqu’il s’agit de protéger ces hommes en uniformes qui nous protègent…
C’est le côté pervers de la situation : en ayant choisi la radicalité, les camarades du bloc pensent prendre la défense du peuple contre le capitalisme, mais ils ne font qu’apporter du vent dans les voiles du pouvoir. C’est là qu’on se demande si, finalement, ce mouvement n’etait pas l’idiot utile du système.
Finalement, tout cela nous a précipité dans une violence tous azimuts : d’un côté celle des « cagoules noires » et, de l’autre, les violences policières. Une crise de démocratie…
C’est vrai, il y a radicalisation des manifestants, mais il y a aussi une radicalisation de la police. Avant, dans les manifs, la police acceptait un certain désordre, pour éviter qu’il n’y ait un blessé grave ou un mort parmi les manifestants. C’était la doctrine française : juste contenir les manifestations et éviter les gros débordements. Les flics se mettaient devant et se faisaient discrets.
Depuis quelques années, les policiers ne sont plus en retrait, mais présent, sur les côtés, tout au long du parcours. Forcément, la tension est présente pendant plusieurs heures, car les manifestants perçoivent leur présence comme une provocations et les attaquent régulièrement.
Avec le temps, les méthodes de répression ont pris un tournant : on est passé de la lacrymogène à la Nasse, une technique fortement critiquée par les organisations de droits de l’homme et même par certains Crs.
Durant des heures, les manifestants sont immobilisés comme des lions en cages et arrosés de gaz… Au bout d’un moment, ils ripostent, les flics chargent et, souvent, ça se termine par des affrontements violents. Voire par des blessés graves parmi les manifestants…
Nous sommes clairement dans un climat malsain.