Septembre noir : Oujda, l’étincelle d’une colère marocaine

Il est un peu plus de minuit sur le boulevard Mohammed V, à Oujda. L’air est saturé de poussière et d’éclats de voix, des scooters zigzaguent dans la nuit, des pierres ricochent contre les boucliers. Dans ce désordre, un fourgon de police déboule, gyrophares allumés. La carrosserie vibre, le moteur hurle, et soudain, l’impact : un jeune manifestant est fauché de plein fouet, projeté au sol, immobile. Le véhicule ne ralentit pas. Il poursuit sa course, avalant la foule comme une ombre mécanique.

 

L’image, captée par un téléphone portable, a traversé le pays à la vitesse d’une étincelle. À Oujda, ville-frontière longtemps reléguée en marge, cette scène n’est pas seulement une bavure : elle condense un rapport de force. Le pouvoir roule, la jeunesse encaisse.

 

En quelques heures, la vidéo enflamme les réseaux. À Inezgane, banlieue d’Agadir, des silhouettes cagoulées allument des feux de poubelles, la nuit s’illumine de projectiles. À Beni Mellal, Aït Amira, Errachidia, Témara, mêmes éclats, mêmes pierres, mêmes slogans criés à pleins poumons : « La santé d’abord, on ne veut pas de Coupe du monde », « Les stades sont prêts, mais où est l’hôpital ? ». Ce ne sont pas les grandes métropoles qui se soulèvent, mais l’autre Maroc, celui qui ne fait jamais la Une, et où la moindre étincelle embrase les frustrations accumulées.

 

Le cœur de la colère n’est pas un accident de rue mais un drame de salle d’opération. En août, huit femmes enceintes ont trouvé la mort après des césariennes ratées à l’hôpital Hassan-II d’Agadir. Un scandale qui agit comme révélateur d’une fracture béante : d’un côté, un pays qui aligne stades ultramodernes et promesses de Mondial 2030 ; de l’autre, un système de santé exsangue, où l’Organisation mondiale de la santé compte 7,7 médecins pour 10 000 habitants, à peine la moitié du seuil jugé vital.

 

La nouveauté, cette fois, ne se joue pas seulement dans la rue mais dans les écrans. Plus de syndicats, plus de partis, mais des salons Discord. En quarante-huit heures, les groupes de coordination y sont passés de 55 000 à 137 000 membres. Une génération Z sans bannières ni leaders, horizontale, volatile, impossible à canaliser. « Sans affiliation politique ni encadrement idéologique, écrit le journaliste Mohamed El-Bakkali, ce mouvement est bien trop profond pour être ignoré. »

 

Face à cela, la réponse de l’État garde son parfum de déjà-vu : arrestations massives, téléphones confisqués, identités relevées par des policiers en civil. À Rabat et Marrakech, les places centrales – Bab el-Had, Jemaa el-Fna – sont quadrillées de barrières métalliques. Sur une autre vidéo devenue virale, un père de famille est embarqué dans un fourgon, sa fillette agrippée à son cou. Amnesty dénonce un usage « excessif » de la force. Dix-huit jeunes ont déjà été incarcérés à Casablanca, pour « entrave à la circulation » et « consommation de drogue ».

 

Pris en étau, le pouvoir avance à pas comptés. Aziz Akhannouch, Premier ministre et milliardaire, promet d’écouter « attentivement » les revendications, mais peine à convaincre au-delà des plateaux télé. Abdelilah Benkirane, l’ancien chef du gouvernement islamiste, souffle le chaud et le froid : avertissant du « chaos sécuritaire », tout en réclamant la libération des détenus.

 

Sur le papier, le Maroc se rêve vitrine continentale, hôte de la Coupe du monde 2030 et modèle de stabilité régionale. Mais dans les rues d’Oujda, d’Agadir, de Beni Mellal, une jeunesse désabusée répète à l’unisson que la dignité ne s’achète pas avec des gradins flambant neufs. En ce mois de septembre noir, les slogans résonnent plus fort que les hymnes, et les stades brillants apparaissent soudain bien ternes face aux hôpitaux désertés.

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