En Algérie, une génération sans travail s’invente un métier : celui du buzz. Ridicule, absurde, pathétique — tout devient contenu. De Choucha à Salim la Couleur, du désespoir naît une économie du spectacle où l’humiliation rapporte plus qu’un diplôme.
Dans les ruelles d’Alger, sur les collines kabyles, jusqu’aux terrains vagues d’Oum El Bouaghi, un nouveau théâtre s’est installé : celui du n’importe quoi filmé. Les jeunes y jouent leur existence à l’écran. Chaque like, chaque vue devient un souffle d’air dans un pays où un tiers d’entre eux n’a pas de travail. Le smartphone n’est plus un outil : il est refuge, exutoire, parfois seule planche de salut. Exister pour être vu. Être remarqué parce que le reste du monde vous a fermé la porte.
Choucha Mondial est là, au centre du chaos. Zaki Khellaf de son vrai nom, handicap léger, maladresse chronique, vie précaire. Il rate des ballons imaginaires, hurle, danse, s’applaudit. L’absurde pur. Et l’algorithme applaudit. Les abonnés adorent. Il y a quelque chose de fascinant dans cette mécanique : plus il échoue, plus il devient roi.
Puis le cirque s’emballe. On l’emmène dans des stades géants, on organise des séances de penalty où il doit échouer pour faire rire. Et quand il marque enfin ? Acrobaties, plongeons, roulades. Le public exulte. La gloire d’un instant, capturée dans un clip, une story, un partage. Choucha se laisse filmer. Les yeux hagards. On se demande s’il comprend vraiment ce qui lui arrive. Peu importe. Le monde rit avec lui. Ou de lui. Et ça marche.
À travers Choucha, on entrevoit l’économie du chaos : l’échec, la détresse, l’absurde, tout se transforme en spectacle. Deux millions d’abonnés. Des dizaines de millions de vues. Des dons réguliers. Mais derrière la viralité, la vie continue, fragile, précaire, souvent douloureuse.
Salim La Couleur, lui, a choisi le ridicule comme armure. Diplômé, au chômage, Kabyle flamboyant, il se fabrique une identité plus grande que la vie : “parrain du style”, costumes fluo, cheveux impossibles, monologues hystériques. Il s’insulte, se congratule, se filme comme un roi dans un royaume imaginaire. Chaque nouvelle tenue déclenche likes, dons, partenariats improvisés. Le ridicule est sa monnaie. Le chaos, sa protection. Derrière l’écran, il existe encore, un peu.
Un jour, il apparaît en direct, vêtu d’un costume de circoncision : gilet blanc brodé d’or, pantalon bouffant, turban trop grand. La lumière du portable tremble sur son visage de faux blondinet – qui lui vaut son surnom. Il bombe le torse, hausse la voix : « Mes sœurs, mes cousines, mes princesses ! Demain, c’est le grand jour ! Je vais me faire circoncire ! » Il marque une pause, tend le doigt vers la caméra, et ajoute : « Et toutes les filles sont les bienvenues pour m’épouser ! Pas une seule, hein… toutes ! »
Les commentaires explosent. “Hachak !”, “Wallah t’es fou !”, “Je t’aime mon roi !”. Il tourne sur lui-même, la musique en fond, un vieux chaâbi remixé en trap. Il rit, il crie, il danse comme un prophète du n’importe quoi. Rires, moqueries, cœurs rouges en rafale. Le public est hilare. Salim la couleur jubile. Le grotesque s’est transformé en moment d’extase nationale.
Moumouh, surnommé “Moumouh Makan Makan”, incarne, lui, le tragique. Dents cassées, gencives abîmées par le tabac à chiquer, factures impayées, rêves brisés. Tout est filmé, sans filtre, sans artifice. Ses vidéos ne font pas rire : elles révèlent une colère sourde, une survie quotidienne qui ne s’achète pas avec des abonnés. 50 000 à 100 000 abonnés regardent, compatissent, donnent quelques dinars. Mais la détresse reste entière. “Je rêve de partir, de quitter l’Algérie pour un endroit où on peut juste vivre sans souffrir”, confie-t-il, regard perdu derrière l’écran.
Rabrab, lui, transforme la misère en business modèle absurde. Quarantaine passée, il lance une société d’importation de “misère congelée”, livrant détresse et chaos département par département, comme on distribuerait des pizzas. Il planifie ses cartons, trace ses itinéraires, organise ses livreurs : l’absurde a trouvé son marché. Ironie : Rabrab porte le même nom de famille qu’Issad Rabrab, le magnat de l’industrie algérienne, assis sur une richesse aussi vaste que la misère de ses imitateurs.
Et pour pousser encore plus loin le spectacle, ces jeunes se chamaillent entre eux. Qui est le plus beau, le plus gentil, le grand tombeur ? Les “lives” virent à la foire : Salim accuse Moumouh d’avoir volé son style, Moumouh réplique qu’il a au moins toutes ses dents sur son logo. Bilal le Barbu improvise un freestyle pour arbitrer, jurant sur ses ancêtres qu’il est “le plus connu du bled”. Chacun revendique sa couronne du ridicule, son trône dans le royaume de la dérision. Mais le plus célèbre, le plus “bankable”, reste Choucha.
Et Choucha, justement, ne fait pas seulement le bonheur de ses followers. Autour de lui gravitent d’autres jeunes chômeurs qui flairent l’aubaine. Ils lancent des émissions avec lui, créent des montages photo, doublent ses vidéos en plusieurs langues — arabe, français, anglais. Chaque commentaire, chaque vue, chaque partage devient un petit billet virtuel. La misère se recycle, la détresse s’édite, la comédie s’importe. Ces garçons sans avenir engrangent des vues et quelques dinars de publicité, assez pour tenir, ou pour rêver un peu plus fort.
Entre stades bondés, yachts filmés et livraisons de « misère congelée », une génération transforme la détresse en show. TikTok, YouTube et les algorithmes deviennent patrons, sponsors et bourreaux à la fois. Ici, les ratés sont rois, l’absurde se vend, et la souffrance mentale se monétise. Bienvenue dans l’Algérie où le buzz vaut plus qu’un diplôme, et où exister passe par le ridicule.









