Trente ans après le génocide de Srebrenica — le plus meurtrier en Europe depuis la Seconde Guerre mondiale — la Bosnie tente toujours de cicatriser ses plaies, entre tombes anonymes et stèles improvisées. La paix y reste fragile, la mémoire vivante, et la quête de justice, longtemps différée, continue de peser sur un pays marqué au fer rouge.
Je suis retourné à Srebrenica. Des années après un premier reportage, dans cette Bosnie démembrée où j’avais roulé, jeune, entre les villages en ruine et les silences en suspens. Longtemps après les flammes et les traités. Cette fois encore, j’ai suivi les routes en épingle, les vallées trop vertes. Et j’ai retrouvé ce murmure immobile de Srebrinica.
Le murmure des pierres
La ville, tapie dans les montagnes, semble s’être repliée sur elle-même. On y parvient par des routes tortueuses, bordées de sapins raides comme des soldats au garde-à-vous. Dans les creux, l’herbe colonise des ruines sans nom. Là, une carcasse de tracteur ; ailleurs, un mur effondré. Et partout, à chaque croisement, une stèle. Parfois une simple plaque. Ici, une famille. Là, trois frères. Plus loin, un bus entier, vidé de ses passagers. Ces monuments posés à la va-vite ne rappellent pas un souvenir : ils empêchent l’oubli. La montagne a avalé les hommes. Aujourd’hui, elle les recrache, par lambeaux.
Cette montagne qui recrache ses morts
Il y a trente ans, la ville est tombée dans un silence d’aquarium. Les casques bleus néerlandais, censés protéger cette « zone sûre », ont assisté au tri comme on assiste à un déménagement. Femmes d’un côté. Hommes de l’autre. Ceux qui dépassaient le mètre cinquante ou les quinze ans, emmenés. On connaît le chiffre : 8 372. Mais les chiffres ne disent rien. Il faut regarder les absences.
Comme celle de la maison des Halilović. Ils étaient huit. Le père, la mère, six enfants. Seul Seid, le petit dernier, a survécu. Cinq ans à peine. Caché derrière une citerne, sous un pneu crevé. Il a attendu la nuit. Sans un cri. Il a rampé jusqu’au cimetière. C’est là qu’un voisin l’a trouvé : muet, couvert de poussière et d’urine. Aujourd’hui, il vit à Tuzla. Il revient chaque année. Il ne parle jamais. Il s’assoit devant la dalle froide, celle d’Amela, sa sœur. Il y dépose une orange. Toujours une orange. On ignore pourquoi. Peut-être qu’elle en raffolait. Ou peut-être qu’il n’a que cela à lui offrir.
Une orange pour l’absence
Pour lui, cette dalle n’est pas une tombe : c’est une adresse. Un ancrage dans un monde qui s’est dérobé. Il y place ses absents comme d’autres accrochent des photos aux murs : une mère douce, un père fort, des frères et sœurs dont il n’a que des échos imaginaires. Il leur rend visite comme on passe dire bonjour à des fantômes familiers.
Et il n’est pas seul. Ils sont nombreux à chercher des racines dans le granit. Chaque 11 juillet, c’est le même silence. Le même cortège de silhouettes penchées. La même poussière pâle sur les chaussures. Pas de cris, pas de slogans. Juste le bruissement des pas sur les graviers trop clairs. Des hommes, des femmes, les poches bourrées de mouchoirs, les mains chargées de noms. Chaque année, c’est le même son qui revient : le froissement du plastique contre la pierre. Un homme déplie une vieille photo, la dépose sur la dalle, ajuste doucement. Geste léger, comme on tapote une plaie. À Srebrenica, le deuil est une cérémonie sans toit.
Mais la guerre n’a pas seulement ravagé Srebrenica. Elle a balayé tout un pays, comme un feu d’été qui dévore au hasard. Villages rasés – Visegrad, Foca, Bratunac -, villes éventrées. Tout ce qui dépassait a été coupé : les cloches, les rires, les fenêtres. Il reste des ruines, des ronces, et des souvenirs qui mordent. Aujourd’hui encore, on bâtit sur des cendres. Chaque clocher, chaque façade repeinte, chaque minaret flambant neuf semble murmurer : « Pardon d’exister. »
L’écho des ruines
En quittant les vallées muettes de l’est, la route s’élargit, serpente à travers les collines, et mène à Sarajevo.
Sarajevo, encerclée comme un poing fermé. Quatre années d’asphyxie. Des obus sur les files d’attente, sur les stades, dans les cuisines. Des enfants réfugiés dans les caves. Des femmes qui préparaient le repas à même le sol. On coupait les arbres centenaires pour se chauffer. On tendait l’oreille avant de traverser la rue, comme on devine le tonnerre avant l’éclair. Les snipers, postés en altitude, décidaient de tout : qui vivait, qui tombait.
Le tremplin brisé
Sarajevo a tenu. Elle a résisté entre deux frappes, deux enterrements, deux coupures d’eau. Dans les caves, on projetait des films. On chantait. On célébrait des mariages avec des guirlandes d’ampoules nues. Tenir debout, à tout prix. Pour pouvoir dire un jour : « On était là. On n’a pas disparu. »
Aujourd’hui, la ville s’est rhabillée. Tramways, façades neuves, cafés sous les platanes. Mais si l’on pousse une porte trop vieille, si l’on s’attarde dans une ruelle, le passé suinte encore. Dans les bars où l’on sert le rakija en petits verres épais, on parle du siège comme d’un fantôme de famille : jamais frontalement, toujours à demi-mot.
Dans un bar d’échecs aux tables fatiguées, les anciens ennemis rejouent des parties muettes. Un Croate, un Serbe, un musulman. À première vue, des retraités ordinaires. Mais leur silence est celui des trêves, pas des réconciliations. Chaque coup de pion est un compromis. Chaque sourire, un camouflage.
Sans rétroviseur
Et soudain, au détour d’une rue, un souffle plus vif. Une silhouette qu’on n’oublie pas : Fatima.
Elle entre comme on enfonce une porte. Grosse, carrée, brutale et vivante. Ancienne chauffeuse de taxi pendant le siège. Elle transportait les journalistes, filait sous les balles. Sa Mercedes jaune bringuebalait dans « Snipers Alley » comme un tank déglingué. Le soir, un carrossier redressait la tôle. Le matin, elle repartait. Elle connaissait la ville comme son propre corps : ses plaies, ses raccourcis, ses personnages ou ses angles morts.
Elle conduit encore. Même bagnole. Même regard droit devant. Elle vous montrera un mur criblé : « Ici, un Allemand a vomi. Là, j’ai pleuré. » Puis elle redémarrera. Toujours sans rétroviseur. Car ici, on ne regarde pas derrière soi : le passé est partout, en face.
L’éternité d’un regard
Sur le pont de Vrbanja, les amoureux sont restés. Admira et Boško. Elle, musulmane. Lui, serbe. Vingt-cinq ans à eux deux. Ils ont tenté de fuir. Ils sont tombés ensemble, l’un après l’autre. Deux balles bien ajustées. Elle a rampé vers lui. Il est mort dans ses bras. Et Sarajevo les a laissés là. Comme deux icônes couchées. Personne n’osait s’approcher. Trop risqué. Alors on les regardait. Pour ne pas devenir fou.
Aujourd’hui, les jeunes déposent des pétales. Ils ne prononcent pas leurs prénoms, mais ils savent. L’histoire circule sans voix, comme une prière sourde. Et quand le vent siffle dans les failles des immeubles, on croit entendre : « Cours, vite. »
Une jeunesse au bord du pont
Mais parfois, au bord du même pont, ils restent là un peu plus longtemps.
Des ados en baskets, tee-shirts blancs, écouteurs dans les oreilles. Ils ne disent pas grand-chose, mais ils savent.
L’un d’eux s’appelle Amir. Dix-sept ans, une casquette vissée à l’envers, un accent traînant. Il vient ici « parce qu’on respire mieux », dit-il. Pas de grand discours. Juste un coin d’ombre, un courant d’air, une vue sur la ville. Il sort une canette de sa poche, s’assied au bord du parapet.
« Tu sais, Sarajevo, c’est comme un vieux film. Faut pas tout comprendre, juste le regarder en entier ». Puis il éclate de rire, sans gravité. Il parle de ses potes, des matchs au stade, des filles qui s’habillent comme à Milan. Mais quand on lui demande s’il connaît les prénoms sur la plaque du pont, il répond sans hésiter : « Bien sûr que je les connais. On ne peut pas oublier deux amoureux qui sont morts ensemble. Ça colle à la ville, comme une rature. »
Et puis il repart, mains dans les poches, dans un halo de musique
Les silences qui crient
Plus au nord, une ville au nom discret, presque effacé : Prijedor.
Ville ordinaire, au nom banal, posée sur la carte comme une virgule entre deux phrases. Avant, c’était une ville sans histoire. Des usines, des fermes, des forêts. Une vie à la mesure des choses simples : le lait du matin, la cloche de l’école, le marché du samedi. Et puis un jour, l’histoire s’est invitée — sans fracas au début, comme une rumeur. Puis elle a planté ses crocs.
À Prijedor, on ne compte pas les morts, on les trie. Par origine, par foi, par faute supposée. Des hommes ont été arrachés à leurs lits, à leurs verres de rakija, à leurs volets encore tièdes. On les a emmenés dans des bus sans destination. Vers des hangars. Vers Omarska, Trnopolje, Keraterm. Des noms qui claquent comme des verdicts. Là-bas, les murs avaient appris à se taire. Les fenêtres étaient peintes de noir, pour que la lumière n’entre pas, pour que les cris ne sortent pas.
Certains sont revenus, amaigris, brisés, comme pliés en deux par le poids de ce qu’ils ne diraient jamais. D’autres sont restés là-bas, dissous dans la poussière et les listes. On en cherche encore, des années plus tard. Chaque été, des ossements remontent dans les fosses. Des os au silence obstiné. Des dents qui ne mordront plus, mais qui racontent encore. On les nettoie, on les classe, on les rend à ceux qui pleurent encore sans certitude. À Prijedor, même les larmes hésitent : sont-elles de chagrin ou de soulagement ?
Le 31 mai, les survivants portent du blanc. T-shirt uni, sans slogan. Juste une date, un rappel. Car en 1992, on avait demandé aux non-Serbes de signaler leurs maisons. D’accrocher un drap blanc à leur fenêtre, comme on hisse un mouchoir dans un duel perdu d’avance. Ceux qui se souviennent de cela ne parlent pas fort. Ils plient les vêtements autrement. Ils regardent leurs enfants avec une inquiétude opaque. Une peur de la répétition.
Et dans le cimetière de Hambarine, une femme vient chaque mois. Elle apporte une petite radio à piles. Elle la pose sur la pierre, l’allume doucement. De la musique classique. Toujours la même sonate. Elle dit : « Il adorait ça »
Personne ne sait de qui elle parle exactement. Elle non plus, peut-être. On lui a rendu trois côtes, un fémur et un porte-clés. Ça fait une tombe. Ça fait un lieu. C’est assez pour continuer à venir.
Mladić, l’ombre d’un génocide
À l’ombre de ces pierres et de ces silences, une autre guerre continue – celle des mots.
Car la mémoire, ici, ne repose jamais tout à fait en paix. Elle se débat, s’écrit, se réécrit. Entre les stèles et les ossements, une autre ligne de front traverse le pays : celle du récit, du langage, de la reconnaissance.
Le nom de Ratko Mladić revient parfois comme un écho mal éteint. Général en chef de l’armée des Serbes de Bosnie, il reste pour certains un héros, pour d’autres une cicatrice ouverte. Condamné à perpétuité en 2017 par le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie, celui que l’on surnommait « le boucher des Balkans » est responsable du siège de Sarajevo et du génocide de Srebrenica.
Ce massacre, perpétré en juillet 1995, reconnu comme génocide par la justice internationale (TPIY en 2004, Cour internationale de justice en 2007), reste l’un des trois seuls que l’ONU qualifie ainsi, aux côtés de la Shoah et du génocide des Tutsis au Rwanda. Pourtant, cette vérité judiciaire continue de buter contre des murs de négation.
Côté serbe, le récit reste conflictuel, trouble, éminemment politique. Milorad Dodik, président de la République serbe de Bosnie et artisan du séparatisme, refuse toujours ce terme, parlant de simples « crimes de guerre ». À Banja Luka, la capitale de l’entité serbe, les figures de Mladić et Karadžić ornent parfois les murs comme des martyrs, et non des criminels.
La mémoire vacille, au gré des vents politiques.
En mai 2024, lors d’une session de l’ONU, la Serbie a mené une intense campagne diplomatique pour empêcher la création d’une Journée internationale de commémoration du massacre de Srebrenica. Le président serbe Aleksandar Vučić s’est déplacé à New York, tandis que Dodik, en geste de défi, réunissait son conseil des ministres… à Srebrenica même. Une manière de camper la négation au cœur même du crime. Le vote fut divisé, révélant au monde l’ampleur des fractures persistantes.
Comme si, trente ans après les fosses, l’oubli se creusait à nouveau – cette fois à la surface.