En Tasmanie, la mort d’une femme aborigène relance un débat que l’Australie refuse d’affronter : celui des droits bafoués des Premières Nations. Entre surincarcération, négligences médicales et fractures politiques, le pays-continent peine à exorciser ses démons coloniaux.
En Australie, le passé ne passe pas. Sous les drapeaux flamboyants du multiculturalisme et du « fair go », les Premières Nations — c’est-à-dire les peuples aborigènes et insulaires du détroit de Torres, présents sur le continent depuis plus de 60 000 ans — continuent de mourir dans l’indifférence des murs de béton. Ils ne représentent que 3 % de la population, mais ils sont partout surreprésentés : dans les prisons, les foyers de protection de l’enfance, les statistiques du suicide et de la pauvreté.
En octobre 2025, une femme aborigène est morte dans une prison de Hobart, en Tasmanie — un nouveau nom ajouté à une liste qui ressemble de plus en plus à un registre colonial moderne. Pendant ce temps, le Sénat australien enquête (encore) sur la surincarcération des enfants autochtones, tandis qu’une sénatrice aborigène s’étripe en diffamation avec un dirigeant de son propre peuple. Bienvenue en Australie, où la réconciliation ressemble parfois à une scène de procès kafkaïen.
Tasmanie : mort en silence, colère en chaîne
Le 28 octobre, dans un établissement pénitentiaire de Hobart, une femme aborigène succombe à ce que les autorités appellent un « épisode médical grave ». Traduction bureaucratique d’une tragédie bien connue : négligence, soins tardifs, absence de suivi. Le Service pénitentiaire de Tasmanie promet une enquête du coroner — un magistrat indépendant chargé d’enquêter sur les morts suspectes, accidentelles ou survenues en détention, et d’en déterminer les causes. Autrement dit, un juge des morts, dont les rapports finissent souvent dans les tiroirs de l’administration.
Ce décès porte à douze le nombre de morts autochtones en détention rien qu’en Nouvelle-Galles du Sud pour 2025, un record historique. Depuis la Commission royale de 1991 sur les morts aborigènes en custody, plus de 610 personnes autochtones sont mortes derrière les barreaux. Trente-quatre ans plus tard, les mêmes causes produisent les mêmes cadavres.
Les chiffres ont beau être publics, leur obscénité passe inaperçue : un Aborigène a 16,5 fois plus de risques de mourir en détention qu’un non-Autochtone. Le rapport du coroner de Tasmanie a déjà sa conclusion implicite — « aucune faute directe du personnel ». Mais sur le terrain, les associations dénoncent une réalité plus simple : on meurt encore d’être né aborigène dans un pays riche.
Enfants derrière les barreaux : une honte nationale
Le même jour, à Canberra, le Sénat lance une nouvelle enquête sur la justice juvénile. Une de plus. Cette fois, le ton se veut « décisif », promettent les Verts australiens. L’enjeu : la surincarcération des mineurs des Premières Nations, qui représentent 60 % des jeunes détenus, pour à peine 3 % de la population. Dans certains États, comme l’Australie-Méridionale, le taux grimpe à 68 %. On enferme des enfants de dix ans — âge légal de responsabilité pénale — pour des vols de nourriture ou des fugues, souvent après une enfance passée entre foyers, services sociaux et pauvreté intergénérationnelle.
« Ce n’est pas un système de justice, c’est une machine à reproduire le traumatisme », tonne la sénatrice verte Lidia Thorpe. Mais la mécanique reste bien huilée : rapports parlementaires, excuses publiques, commissions symboliques. La dernière Commission royale sur la protection de l’enfance date de 2017. Ses recommandations ? Restées dans les tiroirs. Le rapport de la nouvelle enquête est attendu pour février 2026 — autrement dit, juste à temps pour être oublié après les prochaines élections.
Jacinta Price : la querelle de trop
Au même moment, un procès en diffamation ravive les fractures au sein même des Premières Nations. Jacinta Nampijinpa Price, sénatrice libérale et figure controversée de la droite autochtone, affronte en justice Lesley Turner, directeur du Central Land Council. Elle l’accusait d’avoir fomenté un « coup d’État » contre elle. Accusation sans preuves, selon la Cour fédérale, qui pourrait lui coûter cher : 60 000 dollars australiens, voire la faillite personnelle.
Le procès dépasse le simple enjeu judiciaire : il met en lumière la fracture idéologique entre une élite autochtone conservatrice, prônant « l’intégration », et les voix militantes réclamant reconnaissance et réparation. Mme Price, farouche opposante au projet de Voice to Parliament (la voix consultative des Premières Nations rejetée par référendum en 2023), incarne une ligne dure qui séduit une partie de l’électorat blanc lassé du « mea culpa colonial ». Un jeu dangereux : en s’érigeant contre son propre camp, elle offre au pouvoir l’illusion d’un débat équilibré.
Résultat : pendant que les Premières Nations s’écharpent sur les plateaux télé, les prisons se remplissent.
Un héritage de chaînes
La disproportion est vertigineuse. Les Autochtones constituent 3 % de la population australienne, mais 30 % des détenus adultes et la moitié des jeunes incarcérés. Depuis la Commission royale de 1991, 339 recommandations ont été émises pour corriger le système. La majorité n’a jamais été appliquée. Plus de 500 décès autochtones ont suivi. Les excuses officielles de Kevin Rudd en 2008, les campagnes de réconciliation, les défilés pour la Closing the Gap Strategy… tout cela n’a pas empêché l’écart de se creuser.
Aujourd’hui, des voix réclament une commission vérité et réconciliation à la canadienne. Objectif : affronter les crimes du passé colonial, documenter les enlèvements d’enfants, les violences sexuelles et les disparitions de femmes autochtones — plus de 315 cas non élucidés depuis 2000. L’idée séduit les militants, effraie les politiques, et laisse l’opinion dans un inconfort commode : celui de la culpabilité apaisée par les slogans.
Sous la terre rouge, la colère noire
À force de commissions, d’excuses et de rapports oubliés, l’Australie risque la sclérose morale. Les Premières Nations ne demandent plus des mots mais des actes : soins adaptés, fin de la criminalisation des enfants, enquêtes indépendantes sur les morts en détention, et surtout, une réforme en profondeur du système pénitentiaire, toujours pensé pour les descendants des colons.
Car derrière le vernis du multiculturalisme se cache une réalité plus âpre : l’Australie reste un pays où l’on peut mourir pour avoir été né sur la mauvaise terre, avant la mauvaise date.
Et si le pays veut réellement tourner la page, il devra d’abord la lire en entier — même les paragraphes qui font honte.






