Espionnage russe, normes européennes garanties

Une enquête internationale révèle que la Russie espionne l’OTAN dans l’Arctique grâce à des équipements européens. Derrière les sanctions et les discours moralisateurs, l’Union européenne découvre qu’elle a financé – sans le vouloir, mais sans trop vérifier non plus – la plus vaste oreille du Kremlin sous la glace

 

Dans un monde où les tensions géopolitiques atteignent leur paroxysme, l’Arctique n’est plus un désert glacé, c’est un terrain de chasse. La fonte des glaces, fruit du dérèglement climatique, a ouvert des routes maritimes inédites et un appétit vorace pour les ressources naturelles. Or, dans cette zone devenue la nouvelle frontière du pouvoir, la Russie avance masquée – ou plutôt câblée.

 

Une enquête internationale explosive, baptisée Russian Secrets et menée par Le Monde, Der Spiegel, NRK, SVT et Bellingcat, dévoile un scandale monumental : le Kremlin a bâti un réseau d’espionnage sous-marin dans la mer de Barents, grâce à des équipements high-tech venus tout droit d’Europe. Ironie tragique : pendant que Bruxelles prêche la vertu et sanctionne Moscou, l’industrie européenne lui fournit de quoi écouter l’OTAN en haute définition.

 

Le rapport révèle un système d’écoute tentaculaire, digne d’un roman d’espionnage contemporain : plus de cinquante stations d’interception disséminées sous la glace, camouflées en phares, en stations météo ou en bases de recherche. Ces structures captent tout – signaux acoustiques, ondes électromagnétiques, transmissions sous-marines – et les transmettent en temps réel à des centres de commandement russes via un réseau de câbles en fibre optique.

 

Officiellement baptisé « réseau de protection des sites nucléaires », ce dispositif espionne surtout les sous-marins de l’OTAN et trace leurs itinéraires dans les eaux stratégiques. Les sous-marins américains de classe Virginia, réputés indétectables, ne le sont plus vraiment. Ce réseau, opérationnel depuis 2022, s’inscrit dans la stratégie d’« asymétrie arctique » du Kremlin : compenser ses faiblesses militaires conventionnelles par une supériorité technologique invisible. Depuis l’adhésion de la Finlande en 2023 et de la Suède en 2024 à l’OTAN, la Russie sait qu’elle joue désormais entourée, mais elle a choisi d’écouter plutôt que d’affronter.

 

Le plus savoureux – ou le plus accablant – est ailleurs. Plus de 60 % des composants critiques du système russe viennent d’Europe. Malgré les sanctions de 2022 interdisant toute exportation de biens à double usage, des entreprises européennes ont fourni au GRU (renseignement militaire russe) le meilleur de leur savoir-faire.

 

Les teutons de la technologie s’y distinguent : IXblue (France) et ses gyroscopes de navigation ultra-précis pour géolocaliser les stations russes avec une marge d’erreur inférieure à trois mètres ; Thales (France), fournisseur de sonars et de capteurs acoustiques capables de détecter les submersibles alliés ; Rohde & Schwarz (Allemagne), dont les émetteurs-récepteurs radio et les analyseurs de spectre permettent de capter les communications de l’OTAN ; FLIR Systems, filiale suédo-américaine, qui offre ses caméras thermiques longue portée pour camoufler les installations dans les brumes polaires. Tous jurent n’avoir rien su. Tous jurent avoir cru à des usages “scientifiques”, “climatiques”, “météorologiques”. Et tous oublient que les pipelines du commerce mondial ont des branches bien plus tordues que leurs brochures marketing.

 

Un document du GRU, daté de mars 2023, ne laisse aucun doute : « Les systèmes européens permettent une précision de géolocalisation inférieure à trois mètres. Priorité : maintenir la chaîne d’approvisionnement malgré les sanctions. » Traduction : merci l’Europe, on continue les affaires. Ces composants, censés mesurer les courants océaniques, servent désormais à pister des sous-marins nucléaires. Et le tout, financé en partie par des fonds européens de recherche scientifique.

 

Thales annonce la suspension de ses exportations vers certains pays. Rohde & Schwarz commande un audit interne. IXblue dit “coopérer pleinement avec les autorités”. Bref, la panique après la complaisance.

 

Reste la grande question : comment ces biens sensibles ont-ils pu atteindre la Russie ? Réponse : via un labyrinthe commercial d’une ingéniosité diabolique. Dubaï, plaque tournante neutre et discrète, a vu passer en 2023 plusieurs cargaisons de gyroscopes IXblue, officiellement destinés à des “stations de recherche climatique”. La Turquie, membre de l’OTAN mais allergique aux sanctions de l’UE, s’est transformée en hub de réexportation : des produits Rohde & Schwarz y ont été “détournés” vers le nord.

 

Le Kazakhstan et la Serbie, partenaires économiques loyaux du Kremlin, ont servi d’escales “techniques” pour des sonars Thales. Un jeu de poupées russes commerciales où chaque société-écran cache la suivante. Selon Bellingcat, plus de 180 transactions suspectes, représentant environ 120 millions d’euros, ont été réalisées entre 2022 et 2025. Résultat : des sanctions européennes contournées avec la finesse d’un banquier suisse et la complicité tacite de quelques logistiques opportunistes.

 

L’Europe, qui se veut gardienne de la morale internationale, se révèle experte dans l’art de fermer les yeux. Un rapport interne de la Direction générale du Trésor français, intercepté en 2024, admet que « les exportateurs signalent des usages scientifiques sans vérification terrain ». En clair, on coche la case, on encaisse la commande et on envoie la marchandise. Le règlement européen 2021/821 sur les biens à double usage exige bien des licences d’exportation, mais chaque État les délivre selon ses propres critères.

 

Résultat : un puzzle réglementaire que personne ne contrôle vraiment. Bruxelles exhorte à la vigilance pendant que Paris et Berlin priorisent leurs exportations industrielles. En 2023, vingt-cinq entreprises européennes fournissaient encore la Russie en matériel dual-use. L’Union européenne sermonne à Bruxelles et arme involontairement à Moscou. La morale sur papier glacé, l’hypocrisie en acier trempé.

 

Les réactions officielles sont à la hauteur du déni. Paris et Berlin annoncent des “enquêtes judiciaires”, Thales et IXblue suspendent leurs ventes, la Commission européenne promet de “renforcer le règlement sur les biens à double usage”. Autrement dit : on ferme la porte, après avoir livré les clés. Le Kremlin rit sous cape et dénonce une “provocation occidentale”. Mais en interne, les agents du GRU s’inquiètent : près de 30 % du réseau serait compromis. À l’OTAN, on révise les itinéraires sous-marins, on planifie un exercice de cyberdéfense arctique et on admet à demi-mot qu’on s’est fait écouter par sa propre technologie.

 

Les conséquences dépassent la simple humiliation. D’abord, un risque sécuritaire immédiat : les données collectées par les capteurs européens installés pour la Russie pourraient compromettre des opérations navales alliées. Ensuite, un choc réglementaire : Bruxelles prépare un “paquet Arctique” pour imposer des contrôles renforcés et des audits obligatoires sur les exportations dual-use. Enfin, une onde de choc stratégique : la Chine observe attentivement le fiasco européen pour en tirer des leçons sur le contournement des sanctions. Le scandale devient un manuel de géopolitique appliquée.

 

Russian Secrets n’est pas une simple enquête journalistique : c’est une radiographie de l’aveuglement occidental. Une Europe qui se drape de vertu tout en commerçant avec ceux qu’elle accuse. Une Europe “riche en principes et pauvre en contrôle”. Une Europe qui, pendant qu’elle condamne la Russie à la tribune des Nations unies, lui livre les capteurs qui traquent les sous-marins américains. Comme le résume Le Monde : « Pendant que Bruxelles sermonne Moscou, le Kremlin écoute l’OTAN grâce à des capteurs français. »

 

Morale de cette histoire glaciale : le double usage n’est pas qu’une catégorie administrative, c’est une philosophie européenne. La bêtise d’un côté, la ruse de l’autre. L’Europe s’indigne, mais la Russie s’équipe. Tant que les contrôles se limiteront à des cases cochées, la banquise continuera de fondre – et les secrets, eux, continueront de remonter. L’Arctique devient le miroir d’une Union qui prêche la rigueur morale tout en livrant la technologie de son propre espionnage.

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