Japan : Abe mort, mais pas enterré

Pendant que les Japonais votent, Shinzo Abe, le Premier ministre assassiné, reste la caution patriotique d’un Parti libéral-démocrate embourbé dans ses scandales et ses compromissions. Entre funérailles d’État controversées, secte influente et réformes militaires à la hache, le spectre d’Abe serre encore la démocratie japonaise dans une étreinte mortelle. Résignation générale au pays du soleil levant.

 

Le Japon s’apprête à voter. Encore. Un scrutin de plus pour une démocratie qui tourne à vide, où les bulletins glissent plus par résignation que par conviction. Le 20 juillet, les électeurs sont appelés à renouveler la moitié de la Chambre haute. Le Parti libéral-démocrate (PLD), ex-machine de guerre électorale, avance désormais à cloche-pied, lesté par ses scandales, ses alliances douteuses… et un cadavre encore tiède : celui de Shinzo Abe.

 

Trois ans après son assassinat, l’ancien Premier ministre n’a jamais été aussi présent. Non pas dans les mémoires – qu’on aurait pu croire plus critiques – mais dans les discours, les affiches, les promesses et les lamentations du PLD. L’héritage d’Abe, c’est devenu un mantra. Une nécrologie recyclée en programme.

 

Un mort très utile
Le 8 juillet 2022, Shinzo Abe tombe sous les balles d’un homme armé d’un bricolage mortel : un fusil artisanal, fabriqué dans un pays où la possession d’arme est plus rare que le chômage. Tetsuya Yamagami, l’assassin, n’est ni extrémiste ni illuminé. Juste un homme broyé. Sa famille ruinée par les dons imposés par une secte — l’Église de l’Unification — à laquelle sa mère avait tout donné. Yamagami découvre que son malheur porte un nom : Abe, soutien notoire de cette organisation religieuse, et figure médiatique de sa respectabilité politique.

 

L’enquête a révélé que près de la moitié des membres du Parlement japonais entretenaient des liens directs ou indirects avec cette secte, ce qui a déclenché un scandale politique et social sans précédent. Face à la pression, la justice a engagé une procédure visant à dissoudre la branche japonaise de l’Église de l’Unification, accusée d’exploitation financière et d’influence illégitime sur la politique. Yamagami, inculpé pour meurtre et possession illégale d’armes, a été déclaré apte à être jugé.

En une seconde, le Japon post-Fukushima, post-pandémie, post-démocratie, entrait dans l’ère du post-Abe. Et le malaise ne faisait que commencer.

 

L’hommage hypocrite
On aurait pu attendre un moment de lucidité. Une mise à distance. Un examen des liens troubles entre l’État et les cultes. Mais non : le gouvernement Kishida, dans une contorsion typiquement japonaise, décide de célébrer Abe avec un funérail d’État, aux frais du contribuable. Résultat ? 62 % d’opposants, des manifestations, et un regain de colère face à un parti qu’on croyait déjà engourdi. Ce que le PLD appelle « héritage » ressemble furieusement à un passif encombrant.

 

La vérité, c’est que Shinzo Abe, plus utile mort que vivant, est devenu un mythe recyclable. On gomme ses dérapages nationalistes, on oublie ses positions négationnistes sur le massacre de Nankin ou les « femmes de réconfort », et on emballe le tout sous cellophane patriotique. Même les plus critiques en viennent à soupirer : « c’était peut-être mieux avec Abe ». Comme un alcoolique qui regrette l’ivresse après la gueule de bois.

 

Ishiba, le gardien du temple
Aujourd’hui, c’est Shigeru Ishiba, le « faucon modéré », qui tient la boutique. Il prétend incarner l’esprit de son ancien rival. Mais son gouvernement tangue : impopularité record (31 % d’approbation), inflation galopante, mépris social palpable. À force d’invoquer Abe, Ishiba donne l’impression d’un médium raté. Le spectre de son prédécesseur n’est pas un guide, c’est une camisole.

 

La réforme de l’article 9 (celui qui interdit à l’armée japonaise d’être une armée) revient comme un refrain obsessionnel. Abe la voulait. Ishiba la réclame. Le peuple, lui, doute. Mais dans ce Japon où la sécurité prime sur le sens, on préfère parler de menace nord-coréenne plutôt que de pauvreté domestique.

 

Une démocratie en papier washi
Les élections du 20 juillet ne sont pas un référendum sur une politique, mais un test de résistance d’un système aussi opaque qu’un paravent shōji. Le PLD, malgré ses scandales, reste favori. L’opposition est divisée, timorée, ou pire : populiste. Le Sanseito, mélange de thérapie quantique et de militarisme new age, grignote du terrain dans les campagnes.

 

Et l’électeur japonais, usé, résigné, choisira entre la soumission polie au statu quo et le nihilisme zen du vote blanc. Dans les urnes, pas de frisson démocratique : juste une liturgie administrative.

Quand la poussière des élections retombera, Shinzo Abe sera toujours là. Dans les manuels, dans les temples électoraux du PLD, dans les discours d’un Premier ministre qui ressemble à un archiviste. Mais son ombre est une prison. Et son assassin, dans une ironie amère, a peut-être fait plus pour faire vaciller le pouvoir que n’importe quel leader d’opposition.

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