Un mort, trois femmes, et une vérité qui se dérobe. Vingt-sept ans de versions contradictoires pour un seul assassinat. C’est tout ce qu’on saura (peut-être)
Un après-midi de juin 1998, entre Tizi-Ouzou et Ath Douala : Lounès Matoub tombe sous les balles. À ses côtés, trois femmes : Nadia, sa veuve, Farida et Ouarda, ses belles-sœurs. Blessées, mais rescapées. Depuis, les versions se superposent, se contredisent, s’annulent. Portières tantôt ouvertes, tantôt fermées. Tirs venus de dehors ou de l’intérieur. Comas amnésiques mais bavards. La vérité s’est fait la malle. Le dossier Matoub ? Un polar kabyle, mais écrit à l’envers.
Matoub : exécuté dedans ou dehors ?
Première énigme : le lieu exact du tir fatal. Nadia Matoub déclare au Soir d’Algérie (27 juin 1998) : « Les terroristes se sont rués sur le véhicule. L’un d’eux, au regard glacial, pointe son pistolet sur Lounès déjà blessé. Il lui tire une balle dans la tête et retire le poste radio. ». Simple, net, glacial. Mais deux ans plus tard, dans Paris Match (13 avril 2000), le script change : « Lounès était sorti du véhicule pour riposter, et c’est là qu’ils l’ont abattu. ». Puis, revirement dans Le Matin (27 juin) : « Il a essayé de sortir, mais il n’a rien pu faire. ». Et encore, dans une déclaration de juillet 1998 : « On l’a agrippé par les vêtements, avec mes sœurs, pour l’empêcher de sortir, en lui criant qu’il risquait moins à l’intérieur. »
Farida, elle, raconte sur Berbère Télévision : « La porte de Lounès était ouverte. Il avait le pied par terre au moment où il ripostait. Il a tiré dehors, et ils l’ont jeté à terre. Sa tête n’était pas dans la voiture, mais du côté de la voiture. Il a sorti son flingue, et ils lui ont tiré une dernière balle dans la tête. »
Sauf que… Kamel Hadad, premier témoin arrivé sur place, affirme : « Je suis d’abord allé du côté du chanteur, je suis passé par derrière, car sa porte était bloquée par le bitume. »
La porte ? Fermée, selon Kamel. Ouverte, selon Farida. Et cette image glaçante : « J’ai vu un énorme cratère au niveau de sa nuque. » Donc, Matoub serait resté au volant, la tête affaissée. Sauf pour Farida, qui le voit à moitié dehors. Il faudrait un contorsionniste pour réconcilier les versions. Un expert en macabre acrobatie.
Kamel Hadad, miraculé ou cascadeur d’utilité publique ?
Transporteur de voyageurs. Héros spontané ou figurant chanceux ? Il affirme : « J’entends des cris », se gare, sauve les femmes une à une. Scène dantesque. Nadia silencieuse, il la croit morte. L’autre pisse le sang. La troisième en panique. Il embarque tout ce monde, une devant, une derrière. Classique.
Il dit avoir croisé des collègues qui fuyaient un faux barrage : « L’un m’a dit de ne pas continuer. J’ai continué. » Voilà donc un homme informé d’un piège terroriste, qui décide de s’y engouffrer avec des passagers à bord. Héroïsme ? Folie douce ? Série B ?
Farida, elle, dit : « La route était vide. Il n’y avait que des tracteurs et une voiture qui passait. » Donc : scène apocalyptique ou route de campagne déserte ? Ambiance hollywoodienne ou documentaire agricole ?
Sur les lieux, Kamel : « Les portes étaient ouvertes, notamment côté chauffeur et à l’arrière droite. J’ai entendu des cris de secours. » Sauf que Farida affirme que Ouarda s’est déjà jetée sur la route. « Et c’est après qu’un jeune s’est arrêté. Je pense qu’il s’appelle Kamel. » Mais Kamel ne l’a pas vue. Une femme ensanglantée au milieu d’une route de montagne étroite. Invisible. Magie berbère
Dans le fourgon de Kamel, version théâtre de rue
Kamel continue : « J’ai pris les filles dans mes bras. L’une à l’avant, l’autre à l’arrière. Celle de devant pleurait pour Nadia qu’elle croyait morte. Celle à côté de moi était hors d’elle. » Farida, sur Berbère TV : « Il m’a soulevée dans le fourgon… J’ai réussi à m’asseoir. »
Et puis Kamel précise : « Elle était en panique, j’ai dû l’agripper par les mains pour la contrôler. » Main sur le volant, l’autre à l’arrière. Conducteur à bras extensibles.
Seul autre témoin évoqué ? Un adolescent de 14, 15 ou 17 ans. C’est selon. « Il avait peur, il a demandé à des voyageurs de l’accompagner. Un adolescent a accepté. » « Oui, un jeune de 17 ans », renchérit Kamel. Qui ? Silence radio.
Nadia : miraculée bavarde ou comateuse multi-sensorielle ?
Nadia Matoub dit avoir perdu connaissance après avoir crié à Lounès de rester dans la voiture. « C’est la dernière image que j’ai. » Puis, sans transition : « Je me souviens, ils sont passés de mon côté, ont dit que j’étais sa femme. Ils m’ont fouillée. Je faisais la morte. »
Elle retient aussi le détail du poste radio : « Ils ont trituré le poste cassette. » Puis : « Ils m’ont tiré dessus à bout portant. Bras, bassin. » Deux ans plus tard, elle parlera d’une blessure au sein. Touchée à bout portant, mais jamais de façon vitale. Une exécution ratée par des tueurs méticuleux ? Un miracle kabyle.
Balles, langues et versions flottantes
Farida jure que Lounès a tiré trente balles, changé de chargeur, utilisé son arme. Nadia affirme l’avoir vu tirer, empêché de sortir, puis s’être évanouie. Tout en se souvenant de tout.
Langues flottantes : les terroristes auraient dit en arabe « c’est sa femme », selon l’une. En kabyle, selon l’autre. Traduction simultanée dans un bain de sang. Nadia affirme avoir entendu « Allah Akbar ». Depuis son coma. Elle se rétracte ensuite, évoque une pression. Par qui ? Mohcène Belabbès, ancien député, ex-président du RCD, réputé proche du régime.
Lettres brûlées, sœur fantôme et mémoire sélective
Aucune reconstitution judiciaire. Aucune mise à plat des contradictions. Et trois lettres retrouvées dans les affaires de Nadia, datées de mai 1998. Un mois avant l’attentat. Adressées à sa sœur Fatima : « Chère Fatma, est-ce que tu as reçu ma première lettre ? Si oui, il faut la brûler, sinon ils vont s’en prendre à notre autre sœur, car elle est impliquée. Il faut me croire et la brûler vite. Mais ne t’inquiète pas, nous nous débrouillons très bien. Brûle aussi cette lettre, car tout ce que je fais est surveillé. Ta sœur, Nadia ».
Devant les enquêteurs ? « Une simple blague », dit Nadia. Humour de fin du monde.
Encore plus savoureux : dans le tout premier rapport de gendarmerie, Fatima est mentionnée comme présente sur les lieux. Nom, prénom, date de naissance. Puis ? Plus rien. Disparue des radars. Magie administrative.
Et aujourd’hui ? Rien. Le néant judiciaire. Le brouillard mémoriel.
Un assassinat spectaculaire. Des portes ouvertes puis fermées. Des comas bavards. Un sauveur providentiel. Des blessures qui évitent les zones vitales. Des lettres qui brûlent. Des versions qui dansent. Et un silence d’État, long de vingt-sept ans.
Ce qui aurait dû être un fait divers tragique s’est mué en farce absurde. Trois témoins : Nadia, Farida, Ouarda. Trois versions qui, au lieu d’éclairer, brouillent tout. Et tuent une deuxième fois celui qu’elles pleuraient.
Reste une certitude : la mémoire de Lounès Matoub est prise en otage. Par qui ? L’amnésie traumatique ? La complicité ? La question reste ouverte. Comme la portière du côté conducteur.
Ou pas.