Il pleut sur Colombo. Une pluie lourde, tropicale, moite, qui ne rafraîchit rien, qui colle à la peau comme une honte. Une pluie qui ne lave pas, mais qui annonce. Car ce sont les années 1980 au Sri Lanka, et quelque chose gronde, encore souterrain, encore tus — une colère qui monte, une haine que l’on tait, des noms que l’on n’ose plus prononcer. Dans cette capitale écrasée par la chaleur et les non-dits, un garçon grandit. Il s’appelle Arjie, il aime les robes, les jeux de mariage, le théâtre. Il aime aussi, sans comprendre, un camarade de classe. Il ne le sait pas encore, mais il est une anomalie dans deux systèmes qui ne pardonnent pas : l’hétérosexualité obligatoire, et l’appartenance ethnique.
Swimming in the Monsoon Sea, ce n’est pas un roman de formation classique. C’est un roman de fracture. Arjie y devient un corps divisé, un esprit en tension, dans un pays lui-même en train de se briser. Il est Tamoul, dans une société majoritairement cinghalaise. Il est queer, dans une culture où l’homosexualité n’existe pas — ou n’existe qu’en secret, en soupçon, en punition.
Ce que raconte Shyam Selvadurai, c’est l’impossibilité de vivre libre quand on naît à l’intersection de toutes les exclusions. Et ce qu’il prophétise, à travers le regard doux et douloureux de son jeune héros, c’est ce qui va suivre : la guerre civile, les pogroms, les disparitions, l’exil.
À l’arrière-plan du récit, il y a Black July. Juillet 1983. Les émeutes anti-tamoules éclatent à Colombo. Des milliers de morts, des quartiers entiers brûlés. Arjie n’est plus un enfant qui aime le théâtre. Il est un danger. Un problème à évacuer. Le roman se clôt là où la guerre commence, comme une ligne de faille qui avale les tendresses de l’enfance.
Et l’on comprend alors que le livre n’est pas seulement le récit d’un éveil. C’est un avertissement. Il dit que les fractures identitaires ne sont jamais inoffensives. Que les sociétés qui ne savent pas accueillir l’ambigu, le métis, le trouble — ces sociétés fabriquent leur propre effondrement.
Shyam Selvadurai, lui, connaît l’exil. Né au Sri Lanka en 1965, fils d’un père cinghalais et d’une mère tamoule, homosexuel dans un pays qui criminalise les siens, il quitte l’île pour le Canada à dix-neuf ans. Il écrit ce roman en anglais, mais il écrit en colère douce, en lucidité calme. Comme s’il avait compris trop tôt que ce qui est intime est toujours politique, et que ce qui commence par un jeu d’enfant finit souvent dans les flammes.
Aujourd’hui, « Swimming in the Manson Sea » résonne avec force. Car la tentation d’assigner chacun à une identité unique, de rejeter l’ambiguïté, de désigner des ennemis intérieurs, n’a pas disparu. Elle s’infiltre partout. Parfois elle se maquille en fierté nationale. Parfois en bon sens. Parfois en loi.
Mais la littérature, quand elle est prophétique, ne donne pas de leçon. Elle montre. Elle fait sentir. Elle nous met, une fois pour toutes, dans les yeux d’un enfant qui ne comprend pas pourquoi aimer devrait faire si peur.