Cambodge-Thaïlande : vieux temples, nouvelles bombes

Entre ruines sacrées et frontières piégées, deux voisins s’étripent au nom d’un passé jamais digéré.

 

Ce jeudi 24 juillet, les choses ont (re)mal tourné entre Phnom Penh et Bangkok. Des avions thaïlandais F-16 ont bombardé des positions cambodgiennes, des roquettes khmères ont pulvérisé des supérettes en territoire thaï, un hôpital de campagne a vu son toit s’effondrer, et les corps des civils s’entassent dans les morgues de Sisaket et Surin. À croire que les deux royaumes voisins, membres d’une même communauté régionale (l’ASEAN), ont décidé de ressortir les sabres de guerre, dans une région où la mémoire des conflits est aussi dense que la jungle. Résultat : 12 morts, des enfants parmi les victimes, des ambassades vidées, des mines qui explosent et des diplomates qui s’étranglent avec les communiqués.

 

Mais pour comprendre cette flambée meurtrière, il faut remonter loin. Plus loin que mai dernier, où la mort d’un soldat khmer dans la zone dite du « Triangle d’émeraude » a mis le feu aux poudres. Il faut aller chercher dans les ruines. Dans les pierres. Et dans les traités jamais digérés.

 

Quand les frontières sont tracées au compas colonial

La frontière entre le Cambodge et la Thaïlande n’a jamais été qu’un trait tordu sur une carte floue. Pendant des siècles, les territoires de l’actuelle Thaïlande (ancien royaume du Siam) et ceux de l’actuel Cambodge (empire khmer déclinant) ont été des zones de domination fluctuante, d’alliances renversées et de pillages organisés. Le Siam a longtemps dominé Angkor. Puis les Français sont arrivés.

 

À la fin du XIXe siècle, la France coloniale, tutrice du Cambodge, impose ses vues. En 1907, un traité franco-siamois redessine les cartes : certaines provinces cambodgiennes sont cédées à Bangkok (dont Battambang, jadis khmère), tandis que d’autres zones, plus symboliques, comme celle du temple de Preah Vihear, passent côté cambodgien. Ce découpage impérial continue de faire suer les chancelleries.

 

Car les pierres ont de la mémoire. Et les vieux temples khmers perchés en haut des collines thaïlandaises — comme Preah Vihear ou Ta Moan Thom — sont devenus des fétiches nationaux, disputés à coup de jurisprudences et d’obus. En 1962, la Cour internationale de justice (CIJ) accorde Preah Vihear au Cambodge. Mais Bangkok n’a jamais digéré le jugement. En 2008, un regain de tensions débouche sur de nouveaux combats. Vingt-huit morts et des dizaines de milliers de déplacés plus tard, les deux pays jurent de ne plus recommencer. Jusqu’à aujourd’hui.

 

Le « Triangle d’émeraude » : un no man’s land sous tension

Le théâtre de la nouvelle guerre, cette fois, c’est la province de Surin (Thaïlande) face à celle d’Oddar Meanchey (Cambodge). Une zone couverte de forêts, truffée de mines, où les postes frontières sont des miradors sur des clôtures improvisées. Là, depuis mai, les provocations se multiplient. Drones dans le ciel. Tirs de sommation. Soldats qui s’approchent un peu trop. Mots qui dépassent les lignes.

 

Jeudi matin, après qu’un drone thaïlandais a survolé la zone, six soldats cambodgiens s’approchent d’une clôture. Tirs. Riposte. Artilleurs en furie. La machine s’emballe. Les Thaïlandais accusent Phnom Penh d’avoir commencé. Le Cambodge crie à l’agression. La suite est connue : roquettes, F-16, supermarchés pulvérisés, civils démembrés. Et l’habituelle valse des versions officielles.

 

Diplomatie à reculons, mines à l’avant

Dans les chancelleries, c’est la débandade. Bangkok rappelle son ambassadeur, expulse celui de Phnom Penh. Le Cambodge rétrograde ses relations diplomatiques avec la Thaïlande au « plus bas niveau ». L’ONU est saisie, l’ASEAN gémit, la Chine s’inquiète, l’Union européenne appelle au calme, et Washington pleure les civils. Même la Malaisie, qui préside l’ASEAN, demande aux deux pays de « faire preuve de retenue » – ce qui, dans le langage onusien, signifie : arrêtez de bombarder les hôpitaux.

 

Côté terrain, la guerre commerciale s’invite : le Cambodge bloque des importations thaïlandaises, Bangkok limite les déplacements transfrontaliers. Et pendant que les douaniers transpirent, les soldats posent des mines. Du moins selon la Thaïlande, qui accuse les Khmers d’avoir « miné de nouveau » des zones sensibles. Phnom Penh dément et évoque les résidus des « guerres du passé ». Des reliques de la guerre civile, des Khmers rouges, ou des décennies de chaos qu’aucun traité n’a jamais vraiment soldées.

 

Un parfum de chute politique

Comme souvent en Asie, la guerre des frontières sert aussi de paravent aux crises intérieures. En Thaïlande, la Première ministre Paetongtarn Shinawatra est mise sur la sellette, soupçonnée de manquements à l’éthique après la fuite d’un appel téléphonique très amical à Hun Sen, l’ancien maître du Cambodge. Scandale politique, menaces de destitution, Cour constitutionnelle à la manœuvre. Et au même moment, l’armée sort ses muscles sur la frontière. Hasard du calendrier ou diversion bien huilée ?

 

Du côté cambodgien, Hun Manet — fils du vieux lion Hun Sen — joue lui aussi son autorité. Depuis son arrivée au pouvoir, il veut incarner à la fois la modernité et la fermeté. Défendre la souveraineté nationale face au voisin thaï, c’est un rite d’initiation politique. Et envoyer un courrier au Conseil de sécurité de l’ONU en dénonçant une « attaque délibérée » donne toujours de l’allure

 

Vieilles pierres, sang frais

Car tout ça, au fond, c’est pour quoi ? Pour un temple. Une colline. Un bout de forêt. Une clôture déplacée de quelques mètres. Une carte postale sur fond de jungle, qui finit en charnier. En 2025 comme en 2008, comme en 1962. Et les civils, eux, continuent de mourir dans les flammes des superettes ou sous les gravats des hôpitaux ruraux.

 

Il y a dans cette guerre des allures de déjà-vu. Un conflit qui n’ose pas dire son nom. Une vieille blessure coloniale mal cicatrisée, réveillée à coups de roquettes. Un passé trop lourd pour être rangé, et un avenir incertain, piégé – littéralement – par des lignes que les cartes refusent d’effacer.

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