En mars 2020, les Français se réveillent avec la ” gueule de bois” : ils doivent s’enfermer pendant une période indéterminée. C’est le début du confinement, décidé par le gouvernement d’Emmanuel Macron, après de nombreux atermoiements. Quatre ans et plusieurs centaines de milliers de morts plus tard, notre collaborateur, Stephan Lemonsu, revient sur ces heures où tout a basculé. Témoignage.
Mardi 17 mars
“ Rester ici en banlieue parisienne à quatre dans 65 m2, comme de nombreux autres, ou rejoindre opportunément la résidence secondaire familiale en pleine montagne ? Se cloîtrer au 5e étage pendant 30 à 45 jours ou profiter d’un bout de jardin et d’un espace vital plus aéré ? ». Comme des milliers de Français, nous avons longtemps tergiversé, avant de quitter Paris, favorisant le grand exode vers la province. Notre décision est prise après avoir regardé la soirée électorale avec circonspection, puis vu les images de nos concitoyens (en un seul mot) improviser imprudemment une fête géante dans les parcs de Paris, nous avons tranché.
Cap sur la Haute-Savoie. Là où depuis début février, la station de ski des Contamines-Montjoie avait été confinée, suite à la contamination de cinq britanniques. Elle est suivie, quelques jour plus tard, par la commune de La Balme-de-Sillingy, près d’Annecy, ce qui a porté le département est au 2e au rang, pour le nombre de malades recensés sur la région Auvergne-Rhône-Alpes, juste derrière celui du Rhône.
Il est 13h45, quand nous atteignons le premier péage. Alors qu’il n’y avait pas énormément de véhicules sur l’autoroute, les barrières encore ouvertes sont embouteillées. Je choisis la file la moins lente et, au moment de payer, j’ai la confirmation de ce que je pressentais : deux policiers contrôlent, déjà, l’autre voie et sont à l’origine de cet engluement.
Deux heures plus tard, nous voici à bon port. Enfin au cœur de la vallée du Giffre, à 900 mètres d’altitude et à quatre kilomètres du village de Samoëns, un écrin qui a su garder un centre historique authentique, malgré l’activité de sa station située à environ 1600m sur le domaine du Grand Massif. Il suffit de lever la tête pour s’apercevoir du potentiel de cette vallée, de sa majesté, entre le Sommet du Criou (2227m), La Bourgeoise (1770m) ou, plus loin, la réserve naturelle de Sixt-Fer-à-Cheval, paradis des bouquetins et des chamois.
C’est dans cet environnement que le chalet construit par le grand-père de ma compagne, Perrine, quarante ans avant, prend place. Dans une impasse peu fréquentée, à flanc de montagne, parmi la dizaine d’habitations environnantes, majoritairement inoccupées à l’année, nous allons poser nos valises pour les 15, trente ou quarante jours à venir. Nul ne sait…
Mercredi 18 Mars.
Je regarde dehors : c’est sublime. Les reliefs sont baignés par le soleil. Mais, pour l’heure, cette vallée nous semble inaccessibles, sachant que nos sorties à l’extérieur de notre habitation ne doivent pas manquer de vigilance. D’ailleurs, cela fait partie du rituel imposé ces dernières 72 heures : nous nous observons mutuellement pour vérifier que nous sommes en bonne santé. Fièvre, courbatures, toux, perte d’odorat, de goût… Dieu merci, aucun de nous quatre ne semble malade. Seul Roman témoigne d’une toux importante et, sans verser dans la panique, nous savons que c’est un phénomène asthmatiforme récurrent chez lui.
Le voilà, d’ailleurs, déjà plongé dans une leçon d’anglais, près de sa mère – connectée à son ordinateur -, tandis que Louise est de toute ouïe devant « La petite poule rousse » et « Le gros navet ». J’optimise ces minutes en faisant quelques exercices de renforcement musculaires. Tout en écoutant la petite me pondre un résumé précis de chaque histoire qu’elle matérialise à l’aide de ses crayons de couleurs, j’appelle plusieurs amis du coin pour prendre le pouls du territoire.
Cécile habite à 200 mètres. Elle me confirme que supermarchés viennent d’être approvisionnés ce jour. ” Vous devriez trouver le nécessaire”, m’a-t-elle affirmé. Dans la foulée, je lui ai demandé s’elle voyait un inconvénient à ce que je passe devant chez elle, pour rejoindre un chemin, à l’occasion d’un possible footing. « Pas de problème, nous aussi; nous sortons un peu », m’a-t-elle rassuré, en me précisant quand même qu’il faut “respecter les geste barrière”.
Juste après, je joins Thierry, frontalier et conducteur d’engin à Genève. Comme le mari de Cécile, Marc, il est arrêté de travailler : son entreprise a fermé pour protéger ses équipes. De toute façon, la situation devenait intenable pour passer la frontière suisse. Placée en état d’urgence, le gouvernement helvétique a limité ses accès, dimanche à minuit, provoquant des kilomètres de bouchons sur les routes frontalières.
Les derniers échos de la vallée viendront de Cédric, restaurateur et parrain de Louise. Il a dû fermer en urgence son établissement et se retrouve avec de gros stocks alimentaires sur les bras. Son quotidien, dans les prochains jours, sera dédié à la comptabilité et aux ressources humaines, pour évaluer les pertes et traiter les dossiers de sa dizaine d’employés au chômage forcé. Il nous rappelle d’être vigilants : ” Plusieurs cas de Covid-19 ont été recensés ici …”.
Jeudi 19 Mars.
Alors que les enfants et Perrine sont au travail, sur la table du salon, j’ai la trouille au ventre. Bêtement. Je dois rompre avec l’enfermement pour me rendre au supermarché et casser la bulle protectrice. Jamais partir faire des courses n’a jamais été aussi pénible et jamais le lieu, la grande surface, n’a aussi bien porté son nom : une grande aire propice aux échanges microbiens en tout genre.
Arrivé sur le parking géant, je me place dans la queue extérieure régulée par un agent de sécurité au masque baissé sur le cou. Dans la file, six personnes, tout au plus. Pas de quoi s’affoler, normalement. Mais je suis tellement vigilant et concentré sur le respect des distances de sécurité que je ne regarde même pas la montagne qui nous observe. Au risque de me répéter, elle est sublime.
Cinq minutes plus tard, mon tour arrive. Premier constat : les rayons sont achalandés normalement, c’est déjà une forme de délivrance. Deuxième constat : nous sommes si peu à l’intérieur qu’il me semblait aisé de respecter les normes de distanciation. De plus, les clients sont prudentes et polies. Tous. Sauf un homme âgé qui déboule et force le passage, en se foutant royalement de la situation. Je l’évite comme je peux. J’achève « les courses de la peur », puis me dirige précipitamment vers la caisse, où j’échange quelques mots avec la caissière, calfeutrée derrière des films plastic. « Tout est plus calme aujourd’hui, me lance-t-elle. Nous n’avons aucun souci. La semaine passée, c’était n’importe quoi, les gens se ruaient sur les pâtes… »
Au retour à la maison, j’avais besoin de courir. Surement pour décompresser. Etre en tête à tête avec mon souffle et le chant des oiseaux, je me suis laissé disparaître dans les buissons, pour m’enfoncer dans la forêt. Seul au monde, j’étais en liberté, en sécurité, à l’abri de tout. Alors qu’au même moment, les images d’animaux déboulant dans les villes défrayaient la chronique, comme ces dauphins filmés sur le port de Cagliari. Sacré chassé-croisé !
Vendredi 20 Mars
Ce matin, j’ai promis aux enfants de les emmener en voyage, pour un pique-nique dans le jardin… pas trop loin du mur d’enceinte. J’ai également évoqué la possibilité de construire un refuge de bois. En attendant, je dois enfiler ma casquette de professeur, mais Roman rechigne à s’accomplir de ses devoir : « Je ne vais pas pouvoir tout faire ». Je lui explique que nous avons laissé passer quelques devoirs la veille, que nous ne sommes pas en vacances et que l’école dure, habituellement, de 8h45 à 16h. Il s’essuie discrètement ses yeux mouillés, puis se met à la tâche.
Pendant ce temps, Perrine est sur son ordinateur. Louise sur le smartphone, avec le chanteur pour enfants, Rémi. Elle chante, mime un escargot avec ses doigts. « Ce sont les petits rituels du matin » dont parlait la maîtresse dans son mail. Peu après, je leur impose une récréation, puis, à midi passé, sentant la lassitude sur les épaules de mon grand, je lui dis : « On a presque fini pour ce matin. Allez, c’est bientôt la cantine. » Ce à quoi il répond : « j’espère que ce sera meilleur… ». Fou rire.
Une grosse partie de l’après-midi est consacrée aux travaux pratiques : recherche des branches disséminées aux quatre coins du terrain familial, tri, élagage, assemblage. Roman et sa sœur sont ravis. Comme leur mère, enfin ” débarrassée” des interpellations affectueuses mais incessantes de nos enfants…
Soudain, bruit du volet, du vent, du volet, du vent: la météo est en train de tourner. Sur le versant qui surplombe notre chalet, un ciel d’encre arrive. Juste après, des gouttes éparses viennent teinter le bois du garde-corps. Je rentre. Mon fils doit terminer ses devoirs. Géométrie, orthographe, poésie. Son cerveau surchauffe. Ma compagne cesse de télé-travailler. Dehors, finalement, le ciel n’a pas déversé ses larmes. Comme s’il n’était pas encore temps de pleurer. Ce soir, en France, l’épidémie de coronavirus a déjà causé la mort de 450 patients et entraîné l’hospitalisation de 5 226 malades.
Cette journée aura été la plus longue de la semaine.
Samedi 21 Mars
C’est le week-end.
Perrine s’est levée peu après Louise et moi. Une journée un peu plus cool se présente. Même en plein confinement, il y a un week-end. On peut se lever plus tard, si l’on se sent fatigué d’avoir trop abusé des allers-retours entre cuisine, canapé et salon. Ou d’avoir été trop assis. Ça sert à ça un week-end. Pas de télétravail, pas de devoirs pour les petits. Pas de contraintes. Hier soir, d’ailleurs, j’ai fait mon premier apéro WhatsApp, avec 3 amis. Nous avons pu partager un instant chaleureux à distance ensemble et échanger presque normalement. Jusqu’à pas d’heure. Ce matin, pour me “dégraisser”, j’ai pris mes baskets à mon tour, ma nouvelle petite autorisation et suis allé me dégourdir brièvement sur un sentier voisin, ne croisant que les habituels arbres, cailloux et oiseaux. A mon retour, nous nous sommes retrouvé à cinq mètres du mur de notre chalet. Ma fille a cueilli des primevères et un bouton d’or l’après-midi. Nous avons fait du badminton, du foot, et goûté à nouveau dans notre cabane en bois dans le jardin. Sur le moment, j’avoue, je n’ai pas ressenti de culpabilité. Plutôt un bonheur fugace, malgré le climat social qui voudrait trouver des boucs émissaires un peu partout.
Dimanche 22 Mars
Le paysage a disparu. Un rideau de nuages blancs a été tiré sur nos vies. Nous ne voyons plus rien. Comme s’il n’y avait plus de perspectives. Ce matin, on se sent vraiment coupé du monde et de ses mots. Comme entre parenthèses. Mais nous prendrons à nouveau le temps de jouer avec nos enfants, d’alterner les instants de partage, de repos, de lecture, de discussion. Comme un dimanche de mauvais temps habituel, nous resterons lovés dans notre intimité.
Il y aura un déjeuner, un dîner, un coucher. Nos têtes seront peut-être traversées par un mélange de « bourdon », de joie, de longueur et de lenteur. Quelques rires ponctueront une partie de 7 familles.Comme un dimanche, qui précède un lundi. Comme d’habitude ou presque. On limitera les écrans, pour rompre encore un peu avec cette atmosphère pesante. En espérant que demain, il y aura un après. Mécanique mais protecteur. Semblable mais salvateur.