La France forme, bichonne et polit ses pépites sportives. Puis, au moment de les savourer, elle les laisse filer : l’Algérie, le Maroc ou la Tunisie se servent à pleines louches. Derrière la vitrine Clairefontaine, caviar d’hier et indigestion d’aujourd’hui : enquête sur une fabrique à champions devenue restaurant à emporter.
1998. La France exulte, ivre d’elle-même. Marseille, La Castellane, et jusque dans les villages où l’on sortait le pastis pour regarder les matches : le pays entier vibre. Zinédine Zidane, fils des barres HLM, offre aux Bleus leur première étoile et au pays une fable sucrée sur la « réconciliation identitaire ». Le « black-blanc-beur » devient le catéchisme officiel, Clairefontaine la fabrique à génies, laboratoire national où l’on croit avoir trouvé la pierre philosophale du foot : produire à la chaîne des cracks, les garder bien au chaud et les exhiber au monde. Le caviar coule à flots, TF1 immortalise la liesse, et Paris se convainc que le modèle est éternel.
Vingt-cinq ans plus tard, le banquet ressemble à une salle vide où les verres de champagne se réchauffent. Luca Zidane, fils de, formé au Real Madrid, ne défendra pas le coq mais le Fennec : numéro un dans les cages algériennes. L’annonce ne provoque même pas un tonnerre : juste un soupir résigné. Islam Slimani, ancien de Monaco et Lyon, Andy Delort, passé par Toulouse, avaient déjà fait le choix de rejoindre leurs pays d’origine. La fuite ne surprend plus personne, elle se banalise.
Et tout cela n’est pas une invention de la génération Snapchat. Dès 1958 déjà, Rachid Mekhloufi quittait l’AS Saint-Étienne pour enfiler le maillot du FLN, vitrine sportive de l’indépendance. Puis vint l’arrêt Bosman en 1995, qui fit tomber les frontières du foot et transforma la nationalité en jeton de poker. La FIFA, charitable, permit en plus aux joueurs de changer de sélection tant qu’ils n’avaient pas joué de match officiel en A. Résultat : le marché des allégeances ressemble désormais à une bourse où la France est un généreux fournisseur.
Les chiffres donnent le tournis : depuis 2010, plus de cinquante binationaux formés en France ont choisi l’Algérie, une quarantaine le Maroc, une trentaine la Tunisie, et d’autres encore le Sénégal, le Mali, la Côte d’Ivoire. La composition du Maroc, demi-finaliste au Mondial 2022, en dit long : Hakimi (Real Madrid, PSG, Dortmund), Boufal (Toulouse, LOSC), Mazraoui (Ajax) et toute une flopée d’ex-Français devenus héros marocains. La France, bonne poire, forme les perles que d’autres montent en collier.
Pourquoi ces jeunes désertent-ils la table bleue, pourtant garnie de contrats juteux et de visibilité mondiale ? Parce que d’autres nations ont monté une machine à séduire bien huilée. Scouts infiltrés dans les U15 français, souvent anciens joueurs hexagonaux recyclés en rabatteurs, fédérations qui cajolent les familles à coups de promesses et de stages : le dispositif a des allures de marketing de luxe. Les gamins voient leur avenir écrit d’avance, tandis que leurs camarades restés dans le giron tricolore errent dans les couloirs opaques de la FFF, priant pour une sélection qui ne vient jamais.
Hakimi l’a dit sans fard : « Ce n’était pas pour une raison particulière, mais pour ce que je ressentais, parce que ce n’était pas ce que j’avais chez moi, c’est-à-dire la culture arabe, être Marocain ». Son père, remerciant l’Espagne au passage, ajoute : « Mais je préfère qu’il joue avec le Maroc ». Rabat ne se prive pas de jouer la corde sensible. Hassan II, cynique, le résumait : « Au Maroc, il n’y a pas de citoyen, il n’y a que des sujets ». Défendre le drapeau devient un devoir quasi monarchique. Alger, plus pragmatique, vend des minutes de jeu, du prestige et du cash.
Alors pourquoi Paris regarde passer les trains ? Officiellement, Bosman et la FIFA ont ouvert la porte. Officieusement, c’est un plafond de verre bien français qui coince : critères de sélection obscurs, aucun suivi individualisé, zéro place pour les talents hors normes. Riyad Mahrez est le cas d’école : ignoré par les sélections jeunes, il file, devient champion d’Afrique avec l’Algérie et star à Leicester puis Manchester City. Sa mère, sobre, rappelle : « C’était pour son papa »
La gifle la plus sonore vient du tapis de gym. Kaylia Nemour, pépite française écartée par la Fédération malgré ses résultats éclatants, est cueillie par Alger : médaille mondiale et qualification olympique en 2023. Pendant que la France s’empêtre dans des certificats médicaux, l’Algérie compte les podiums. « Je voulais une solution », dit-elle. La voilà servie. Accueillie comme une star par Alger, alors que des médecins français la jugeaient inapte.
Et puis il y a les préjugés. Un nom à consonance « étrangère » reste un handicap en France. Pas besoin de circulaire, c’est intégré dans les réflexes de sélection. Luca Zidane en témoigne : gardien de 27 ans, formé au Real, passé par Rayo Vallecano et Eibar, jamais sérieusement appelé par les Bleus ni par un gros club français. L’Algérie lui déroule le tapis rouge. Certains y voient une revanche contre la France, d’autres une trahison. La vérité est plus crue : c’est le système hexagonal qui pousse ces talents dehors.
Même Zizou a goûté à ce mépris. En 2018, quand Deschamps semblait sur le départ, Zidane apparaissait comme le successeur naturel, auréolé de trois Ligues des Champions. Mais Noël Le Graët, président de la FFF, lâche : « Zidane, je n’en ai rien à secouer ». Un message clair : même au sommet, le nom peut peser comme un fardeau. Éric Zemmour, toujours prêt à casser de l’étranger, le caricature en épouvantail : « Il aurait dû s’appeler Jean Zidane ». La France qui se veut universelle montre ses limites.
Le constat est cruel : la France forme, mais ne garde pas. Mais elle n’est pas la seule. L’Allemagne, aussi, a vu Mesut Özil claquer la porte : « Je suis allemand quand nous gagnons, mais un immigrant quand nous perdons ». Après une photo avec Erdogan, il dénonce le racisme et raccroche. Gündoğan a résisté, mais sous les mêmes critiques. Aux Pays-Bas, Ziyech, passé par les U21, a suivi son cœur vers le Maroc : « Une équipe nationale ne se choisit pas avec la tête, mais avec le cœur ».
Seule l’Espagne a trouvé l’antidote : verrouiller ses pépites. Après des années de fuite, la Roja s’est refaite une santé en blindant ses centres de formation. Yamal, professionnalisé à 16 ans au Barça malgré les assauts de Fouzi Lakjaa, reste espagnol. Moralité : l’Espagne forme et garde, la France forme et offre.
Et après Luca, le prochain ? Elyaz, autre fils Zidane, défenseur au Betis et international U20 français, est déjà annoncé sur la liste de courses algérienne. À l’issue de la Coupe du monde U20, il pourrait rejoindre les Verts. En attendant, la France fait le boulot : elle engraisse ses foies gras dans les centres de formation, bichonne ses pépites à Clairefontaine… puis regarde, résignée, ces mets de luxe traverser la Méditerranée, pour finir nappés de sauce couscous.
En clair, c’est l’Hexagone qui fait la cuisine, mais ce sont les autres qui se régalent.