Le Correspondant

 » Non, Camus n’était pas de ces brutes… »

Hantées par leur guerre de 7 ans, l’Algérie et la France n’ont pas fini de régler son compte à Camus. Chaque mois, un roman ou un récit déboule dans les libraires à succès, pour l’encenser ou le critiquer. On fait de lui l’arme du colonialisme ou un rempart contre la domination coloniale. Les chocs et les mots ne se comptent plus. Camus échappe à sa destinée. Son nom court au secours de tous les extrêmes. Un immense jeu d’horreur et de manipulation. Mais qui est vraiment Camus ? Humaniste, colonialiste ? Analyse aiguisée de Jacques Ould-Aoudia, chercheur en économie politique.

 

Albert Camus, icône intouchable ? Certes, son écriture porte une forte puissance évocatrice de l’Algérie, qui mobilise beaucoup d’émotions. Tipasa, la Méditerranée… J’y suis né. J’y ai vécu mes années d’enfance, avant et pendant les premières années de la Guerre d’Indépendance. Les textes de Camus m’ont touché. Mais finalement, j’ai toujours gardé un goût amer de ces lectures.

 

Depuis, j’ai assisté aux diverses polémiques qui se sont déroulées par-dessus sa tombe. Des conflits sur l’interprétation de ses écrits et ses différentes déclarations. Sur le sens de ses actions, dans le champ tumultueux de la Guerre d’Algérie. Les uns et les autres se déchirent, tirant à hue et à dia : chacun veut récupérer « son » écrivain, accessoirement Prix Nobel de littérature et Français né en Algérie.

 

Camus, humaniste, mais…

Longtemps, je me suis tenu éloigné de ces conflits, sans doute parce que j’étais dans un certain inconfort à plancher sur les oeuvres de Camus. Je lui ai toujours préféré des écrivains ouvertement engagés, comme Sartre ou Feraoun. Et c’est justement la lecture de « L’Anniversaire » de Mouloud Feraoun qui m’a décidé à affronter mon malaise vis à vis de Camus.

 

J’y avais trouvé tout ce qui fait un grand recueil : la diversité, le style et, surtout, cette sincérité qui caractérise ceux qui affrontent la haine, en réfléchissant. Dans « L’excellence », Faraoun ne fait jamais dans l’exagération, il pose le constat, le postulat, il « instruit » à charge et à décharge, il reconnait les qualité de l’homme, sans pour autant lui dénier ses défauts.

 

Son diagnostic ? Que Camus est un grand humaniste, qu’il avait de l’admiration pour lui, mais qu’au fond, il a le sentiment qu’il est resté enfermé dans pensée coloniale. Bloqué de l’autre côté de la « barrière » : celle qui sépare les  » Arabes » et  » les Français d’Algérie ».

 

« A mort Camus ! »

En revanche, il pose un distinguo franc : Camus n’a rien à voir avec les brutes du lobby colonial, ces apprentis colonialistes, les mains débordant de sang, qui ont fait voler en éclat toute entente entre les deux communautés. Il les a combattus et affrontés, il en était même l’ennemi.

 

Preuve : en janvier 1956, deux ans après le début de la guerre d’Algérie, ils s’étaient violemment opposés à la « trêve civile » qu’il avait initiée, pour épargner les populations civiles. En masse, ils descendaient résolument dans la rue pour le lui faire comprendre. Agitant le sabre de l’intolérance, au cri de « A mort Camus !». Et tant pis pour les femmes et les enfants qui expirent dans les attentats et les bombardements !

 

Pis. Ces brutes finiront par enfiler le « treillis » de l’OAS et se lâcher dans une campagne de massacres assumés « d’Arabes », de fonctionnaires et de soldats français. A deux reprises, ils ont manqué d’assassiner le chef de l’Etat, Charles de GaulleIls. En 1958, ils ont tenté de renverser la République et, en 1962 et plusieurs carnages plus tard, ils m’ont atteint personnellement dans ma chair, en abattant 6 enseignants des Centres sociaux éducatifs. Dont mon oncle Salah et…  Mouloud Feraoun.

 

Le Surmoi politique

C’est donc logiquement qu’on ne peut pas comparer Camus à ces brutes… bien qu’il soit du côté  » des siens », il n’avait jamais tué ou exploité un Algérien. Au contraire. Il avait condamné, dès 1939, la situation sociale en Kabylie dans une série d’articles devenus célèbres : « Misère de la Kabylie ». Il avait aussi dénoncé la « barrière artificielle » dans l’enseignement, qui séparait les deux communautés. Il avait plaidé pour sa disparition. Il s’était élevé contre l’injustice de la France qui transformait ses « Arabes » en chair à canon, à chaque fois qu’il était besoin de défendre « la mère patrie » contre l’ennemi allemand.

 

Je pense que ces batailles, Camus les a menées afin qu’advienne la possibilité d’une assimilation de ce peuple à la société française. Je pense qu’il était sincèrement révolté par cette misère constatée en 1939 et qui allait accroître dans des conditions effroyables durant la guerre d’Algérie. Je pense, encore, qu’il était excédé au plus haut point par l’injustice constatée dans le domaine social ou dans le traitement de la scolarisation en Algérie. Il était le« Sur-moi politique », qui raisonne et condamne. Voire  » l’Idéal du Moi ». Humaniste, mais engagé…

 

Mais cette sincère commisération ne va pas faire basculer Camus, quand la guerre l’obligera à trancher. Il a choisi le camp de « la mère patrie » et pas celui son combat. Fidèle à sa célèbre phrase, « entre ma mère et la justice, je choisirais ma mère ». Il l’avait confirmé dans son excellent roman, « L’Etranger », où jamais un Algérien n’était nommé autrement que comme « Arabe », tandis que son personnage principal, « Meursault », le meurtrier d’un « petit Arabe », était bien flanqué d’une identité. Humanisé.

 

Ce choix arbitraire témoigne du fossé qui sépare les communautés, cette barrière invisible entre les « Arabes » et des « Français d’Algérie », symbole de cette indifférence massive et muette, mille fois écrite et décrite par Mouloud Feraoun et reprise par l’écrivain algérien, Kamel Daoud, qui en fera la trame de son premier roman.

 

Dans « Meursault, contre-enquête », paru octobre en 2014, Daoud a  » déterré » cet « Arabe », assassiné dans L’Etranger. Il lui a donné son épaisseur humaine et l’a sorti de cet arrière-fond passif dans lequel il a été relègue. Sans mièvrerie ni emphase, l’écrivain reprend comme argument majeur cette barrière entre les communautés, implicitement « scénarisée » et ritualisée par Camus. Une barrière invisible, perçue comme « naturelle » et immuable dans l’Algérie coloniale.

 

Les barrière tombent

Croyez-moi : si ce livre avait été écrit dans les années 60, il aurait expédié son auteur à la « Gégène ». Claire Etcherelle l’a vécu à ses dépens. Juste après la fin de la Guerre d’Algérie, elle pond un roman qui fait jaillir, par-dessus les « barrière », une histoire d’amour enflammée, entre Arezki et Elise. Un arabe et une française. Mais quand « Elise ou la vraie vie », c’est son nom, sera portée au cinéma, en 1970, le film subira un déchainement violent de la part l’extrême droite, qui découvre ce que représente, pour elle, l’horreur de ce franchissement : un Arabe embrassant une française, le summum de l’audace !

 

Je l’ai vécu moi-même, dans le regard bleu azur des « Français d’Algérie » de l’époque. J’étais enfant, issu d’un père algérien et d’une mère française. Je fréquentais le Lycée Bugeaud et, avec ma sœur, nous étions les rares élèves à étudier la langue arabe.

 

Quel crime nous n’avions pas commis ! Aucun de nos « camarades » de la bonne société française n’osait nous adresser la parole, si ce n’est pour nous mépriser ou nous humilier. Et, comble de la haine, quand la guerre s’est déclarée, j’ai vécu le rejet des deux côtés de la faille : j’étais la « peste » pour les Algériens, car je ne parlais pas l’arabe et le « choléra » pour les Français, car je portais un nom arabe.

 

C’est bien ce type d’aberrations qui a conduit au déclenchement de la guerre d’indépendance, en 1954, elle est le produit du refus obstiné de la France de légiférer sur l’égalité des droits, réclamée par les élites algériennes. Résultat : en quelques années, on est passé d’une simple revendication à une guerre totale. Pour l’indépendance.

 

Jusqu’à l’absurde… 

Dès lors, la position d’une « solution intermédiaire », chère à Camus, se révèle absurde. La guerre approfondit chaque jour la faille, qui oppose les deux communautés. Chaque partie revendique l’Algérie comme son pays perdu. Les deux communautés se déchirent, tirant à balles réelles : d’un côté les Français, dominants. De l’autre, les Algériens, plus nombreux. La guerre n’est pas prête à s’arrêter, d’autant qu’elle commence à prendre des implications internationales, avec le vent de la décolonisation qui se répand partout sur le monde. Avec sa violence, sa brutalité. Sa justice, son injustice … jusqu’à l’absurde !

 

C’est là que Camus est rattrapé par son concept et par l’expression profonde de ses émotions. Il craint l’engloutissement de l’Algérie dans le monde arabe. Il tremble à l’idée de se fondre et de se confondre dans l’Autre, il a peur de l’effacement de sa culture, de sa langue (que Camus ne parlait pas), de sa religion, de son rattachement au monde du Sud.

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Dans un mécanisme de défense qui ne dit pas son nom, il a décidé de rester dans son camp, alors qu’il avait les moyens théoriques de porter sur ses attaches communautaires un regard réflexif et distancié. Mais il n’a pas pu, il n’a pas su, il n’a pas voulu se dépasser. Jusqu’à sa mort accidentelle en 1960, il est resté prisonnier de l’inconscient colonial dans lequel il est enfermé.

 

 

 

 

 

 

 

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