Elle fut la liberté faite chair avant de devenir une parole de fermeture. Brigitte Bardot aura incarné tour à tour l’émancipation des corps, la fuite hors du monde et une France crispée sur ses peurs. De Saint-Tropez à Saint-Cloud, la trajectoire d’une légende devenue symptôme.
Elle avait juré qu’on la laisserait tranquille. Elle aura finalement occupé l’espace jusqu’au bout. Brigitte Bardot s’est éteinte ce jour à 91 ans, refermant une vie qui fut à la fois une révolution esthétique, un scandale permanent, un combat obsessionnel et un interminable malentendu national. Rarement une femme aura incarné autant de contradictions, rarement une icône aura autant dérangé ceux qui l’adoraient.
BB n’a pas seulement été une actrice. Elle fut un événement. Un choc visuel. Une rupture civilisationnelle. Avant elle, la sensualité française se voulait suggérée, enveloppée, bourgeoise. Après elle, elle devint frontale, solaire, presque animale. En 1956, Et Dieu… créa la femme ne révèle pas seulement une jeune femme de 22 ans : il fracture la morale d’un pays encore corseté, catholique, patriarcal. Bardot ne joue pas la liberté sexuelle, elle l’impose. Sans discours. Sans théorie. Avec un corps, une moue, une démarche. Le reste suivra.
Le cinéma français ne s’en remettra jamais vraiment. Bardot tourne beaucoup, parfois trop, souvent mal dirigée, mais toujours regardée. Vadim, Clouzot, Autant-Lara, Godard : les plus grands la filment, certains la comprennent, d’autres la subissent. Le Mépris la rend éternelle, nue sous un regard qui la dépasse déjà. Bardot, pourtant, ne se sentira jamais à sa place dans ce cinéma d’hommes, d’intellectuels, de critiques. Elle pressent très tôt qu’on l’admire mais qu’on ne l’écoute pas. Qu’on la désire mais qu’on la juge. Qu’on la célèbre mais qu’on la méprise.
À 39 ans, elle quitte tout. Brutalement. Définitivement. Un geste radical, presque politique, bien avant que le mot ne s’impose. Bardot refuse de vieillir sous les projecteurs, refuse de devenir une caricature d’elle-même, refuse la société du spectacle qu’elle a pourtant incarnée. Elle se replie à La Madrague, à Saint-Tropez, dans une France qui commence déjà à ne plus lui ressembler.
C’est là qu’émerge une autre Bardot. Plus dure. Plus obsessionnelle. Plus solitaire. Celle qui consacre sa fortune, son temps, sa colère à la cause animale. En 1986, la Fondation Brigitte Bardot devient l’un des acteurs centraux de la protection animale en Europe. Elle sauve des phoques, des chiens, des chevaux, des bêtes d’abattoirs. Elle choque, elle hurle, elle accuse. Elle parle des animaux comme des innocents absolus et des hommes comme des bourreaux récidivistes. Sur ce terrain, elle ne transige jamais. Beaucoup lui doivent des avancées concrètes. Beaucoup lui pardonnent tout à cause de cela.
Car il y a l’autre héritage. Le plus encombrant. Le plus embarrassant. Brigitte Bardot, en vieillissant, n’a pas seulement quitté le cinéma : elle s’est déplacée politiquement. Nationalisme affectif, obsession du déclin, peur de l’autre, rejet de l’islam, soutien assumé à l’extrême droite. Le Rassemblement national trouve en elle une figure tutélaire inattendue : une star mondiale devenue porte-voix d’une France assiégée, fantasmatique, souvent caricaturale. Bardot est condamnée à plusieurs reprises pour incitation à la haine. Elle ne se repent jamais. Elle se raidit. Elle confond la provocation avec le courage, la brutalité avec la lucidité.
Et pourtant, le malaise persiste. Peut-on effacer Bardot du patrimoine français ? Peut-on séparer la femme, l’icône, la militante, la polémiste ? Elle incarne un paradoxe français à l’état pur : la liberté absolue d’un côté, la fermeture de l’autre. L’émancipation féminine et la nostalgie autoritaire. Le refus de toute domination… sauf celle qu’elle exerce par la parole.
Brigitte Bardot n’aura jamais demandé à être aimée unanimement. Elle s’est toujours pensée à part. Contre. Elle meurt comme elle a vécu : clivante, excessive, indomptable. Elle laisse derrière elle un cinéma transformé, une cause animale renforcée, et une France toujours incapable de trancher entre l’admiration et le rejet.
BB est morte. Le mythe continuera de déranger. Et c’est peut-être là, au fond, sa dernière victoire.






