Ces dernières semaines, cinq journalistes ont été assassinés en Ukraine. D’autres enlevés. Depuis le 13 mars dernier, le photographe ukrainien, Maks Levin, a disparu. Son portable ne borne plus, sa famille s’inquiète et ses collègues croisent les doigts… Nicolas Delesalle, grand reporter à Paris Match, qui l’avait rencontré au tout début des frappes russes, tire la sonnette d’alarme. Témoignage.
Mise à jour, le 2 avril 2022
Le corps de Maks Levin a été retrouvé, vendredi 1er avril, près de Kiev, la capitale ukrainienne. Nous n’avons pas d’informations sur les circonstances de sa mort. Ce texte a été publié avant son décès.
Le photographe, Maks Levin, n’a pas donné signe de vie depuis sa disparition le 13 mars, en Ukraine. Il a peut-être été tué, comme cinq autres journalistes, depuis le début du conflit. Ou kidnappé par les forces russes, comme cela est arrivé à d’autres reporters. J’ai travaillé pendant deux jours aux côtés de Maks. Nous avons dormi ensemble dans le même gourbi, en première ligne, dans les tranchées du Donbass, quand on croyait que la guerre exploserait à cet endroit précis. C’était la veille de l’invasion. On s’attendait au Chemin des Dames. A l’aube, on s’est réveillé sans recevoir la monnaie de notre trouille. Et comme le monde entier, on est resté sans voix : Kiev, Kharkiv, tout le pays était touché. « Il faut que j’aille mettre mes gamins en sécurité ! », a dit Maks. Il a quatre fils. Il fait des photos pour Reuters, BBC, ou le média ukrainien, Hromadske.
Ce jour-là, il travaillait avec nous, parce qu’il y avait pénurie de fixeurs. Il avait accepté de nous aider avec le photographe, Patrick Chauvel, et de nous trimballer dans sa bagnole, à travers le Donbass, vers ce grand volcan qu’on croyait sur le point d’exploser. Je me rappelle un souvenir précis avec lui. On arrive de Kiev. Il nous attrape à la gare. Il est sale, crevé. Il n’a pas mangé, pas dormi, ne s’est pas lavé depuis plusieurs jours. Il travaille sans relâche. On mange au resto, il prend une douche à l’hôtel et on part.
Il fait nuit. Maks conduit, pied au plancher, la ligne de front est à portée de tir sur certains tronçons. Nous sommes à découvert. La veille, des obus ont criblé ce ruban d’asphalte, déjà défoncé par l’hiver. Soudain, Maks éteint les phares. Noir total. Il roule en glissant sa tête hors de la fenêtre et bifurque vers un chemin forestier. Maks est de ce genre de type qui avance dans une nuit d’encre, en glissant la tête hors de la voiture, pour voir un peu, et qui finit par trouver son chemin.
Je veux croire qu’on va le retrouver vivant. J’ai tout de suite aimé ce mec. Patrick aussi. Sa dégaine de chat maigre, son visage émacié, ses cheveux blonds et longs de surfeur tanné par les vagues, ses silences. Maks n’aime pas trop faire du bruit avec sa bouche. Il a les yeux bleus et, dans le regard, ce truc étrange, un peu noir, qu’on retrouve souvent chez les gens qui ont vu la guerre de trop près. Une sorte de scanner au fond de la pupille, qui vous balaie le fond de l’âme en quelques secondes : cette personne est-elle digne de confiance ? Oui ? Non ? La réponse induit les risques qu’on est prêt à prendre avec elle et pour elle.
Maks ne supporte pas les journalistes qui, à peine arrivés sur une zone de guerre, se prennent en selfie. Pour lui, je crois, c’est un bon indice pour deviner à qui il a à faire. Il couvre la guerre depuis 2014. Il a survécu au massacre de Ilovaïsk. Au début du mois d’août 2014, les troupes ukrainiennes sont encerclées par les séparatistes soutenus par la Russie. Après plusieurs jours de combat, un accord est trouvé entre les deux parties, pour permettre l’évacuation des Ukrainiens. L’accord n’est pas respecté. Quand les assiégés empruntent le chemin convenu pour évacuer, ils sont anéantis sous une pluie de mortiers et des tirs de mitrailleuses. Officiellement, 459 soldats ukrainiens sont tués, plus de 1000, selon une enquête parlementaire ukrainienne. Maks a été blessé pendant ces journées-là, il a posé son appareil photo, porté des cadavres, et il est parvenu à s’échapper avec trois autres reporters, fonçant en voiture, sous les balles. « On est puceau de l’horreur comme on l’est de la volupté », écrivait Céline. Maks a dû laisser un truc à Ilovaisk.
Je n’ai pas beaucoup échangé avec lui. Sinon le repas. Le plan de travail. La douche. Une balade nocturne à deux cents mètres des tranchées séparatistes, dans le froid glacial et les geysers de vapeur sortis de sa bouche. Il me chuchotait quelques indications sur les lieux où nous pensions que la bataille allait se dérouler. Parfois, on n’a pas besoin de beaucoup de mots, de beaucoup de temps, pour bien aimer un type. En cherchant un peu, j’ai trouvé une interview très intéressante . Je vous la mets en lien. Vous y trouverez ses photos. Il y raconte des choses sur son engagement, sur l’objectivité en temps de guerre, sur la propagande…
Il raconte aussi qu’il n’a jamais voulu être reporter de guerre. Quand la Russie a attaqué la Géorgie, beaucoup de photographes russes et ukrainiens s’y sont rendus immédiatement. Pas lui. « Ça n’avait rien à voir avec moi, m’a-t-il dit. Mais pourquoi je serais allé là-bas risquer ma vie. Ces mecs photographient la guerre depuis des années, mais rien ne change, la guerre est toujours là. » Quand la guerre arrive en Ukraine, Maks n’a plus le choix. C’est chez lui. Le premier été le bouleversera pour toujours. La nature est follement belle. Il rencontre des gens pleins de vie et de force, qui deviennent ses amis. Beaucoup n’ont plus vu d’autres étés après celui-là. « Ces gens étaient vrais. Tout était vrai. C’est ce que j’ai découvert à propos de la guerre », dit Maks dans l’interview. La guerre creuse l’homme à l’os, gratte le gras des relations sociales, tout se tend, tout est vrai, et le monde normal apparaît, en comparaison, comme un tas de mensonges.
Nos chemins se sont séparés à la fin du premier jour de la guerre. Il est parti mettre ses enfants à l’abri. Avec Patrick, nous nous sommes retrouvés dans un hôpital de province. Mais nous sommes restés en contact avec lui, via Whatsapp. Le 11 mars dernier, Maks et son ami, Alexeï Chernyshov, se sont rendus du côté de Mosch Chun, près de Vyshgorod, au nord de Kiev, où des combats font rage.
Alexeï est un militaire que connaît Maks depuis des années. Ce jour-là, ils ont fait décoller un drone. Mais quelqu’un, quelque part, en a pris le contrôle. Le drone a atterri loin d’eux et Maks et Alexeï sont partis sans demander leur reste. Deux jours plus tard, hélas, les deux hommes ont décidé de retourner sur les lieux pour essayer de retrouver leur drone. Ils ont garé la vieille bagnole de Maks près du village de Guta-Mezhigirska et sont partis à pied. Ce 13 mars, à 11h23, Maks a envoyé un message à son ami Markiyan Lysenko, lui aussi photographe. C’était son dernier signe de vie.
Depuis cet instant, son téléphone ne borne plus. Gulnoza Said, coordinatrice du programme Europe et Asie centrale du Comité pour la Protection des Journalistes (CPJ) a répété une évidence : « Toutes les parties au conflit devraient veiller à ce que la presse puisse travailler en toute sécurité et sans crainte d’enlèvement ». Autant chuchoter un poème devant l’océan sous la tempête. On se rappellera surtout cette funeste phrase de Maks, que tous les journalistes sur le terrain devraient répéter dix fois, chaque matin, avant de partir : « La guerre de l’information n’est pas moins sale que celle qui se déroule sur le terrain. »