Au Monténégro, le prix du 13-Juillet, censé célébrer l’héritage antifasciste, a été attribué à un écrivain pro-serbe qui admire les Tchétniks. Le roman ? Toujours sous presse. L’intention, elle, est parfaitement lisible.
On croyait que pour obtenir un prix littéraire, il fallait au minimum que le livre existe. Mais non : au Monténégro, il suffit qu’il soit annoncé. Cette année, la plus haute distinction civile du pays, le prix du 13-Juillet, a été remise à un écrivain nationalo-nostalgiquesque, Bećir Vuković, dont l’ouvrage primé n’a pas encore été publié.
« Maisons sans abri », c’est son nom, n’est enregistré dans aucune bibliothèque monténégrine, ni disponible en librairie, ni consultable en ligne, ni même visible sur les étagères d’un cousin éditeur. Même la base de données COBISS, qui recense les publications serbes, signale que le livre est encore « sous presse ». Bref, un prix remis à un livre en gestation – ou en fuite.
Peut-être fallait-il récompenser l’audace : offrir un prix d’État à un livre qu’aucun citoyen ne peut lire, c’est aussi une forme de performance artistique. Ou alors, le jury a récompensé un livre invisible, mais idéologiquement conforme.
Bećir Vuković, écrivain sous stèle
Vuković n’est pas inconnu des cercles nationalistes serbes. Il a déclaré en 2018 que Draža Mihailović, chef tchetnik condamné pour collaboration et crimes de guerre, était « le chef du troisième soulèvement serbe ». Rien que ça. Il a aussi affirmé que le peuple monténégrin est une invention du Komintern, ajoutant que toute cette polémique à son égard est une « hystérie anti-serbe ».
On comprend mieux pourquoi l’homme a les faveurs du président du Parlement Andrija Mandić, issu du Front démocratique pro-russe, et lui-même connu pour sa nostalgie yougoslavo-cosaque. C’est Mandić, d’ailleurs, qui lui a remis le prix, dans une cérémonie qui ressemblait davantage à un exercice de réhabilitation idéologique qu’à une célébration de la culture.
Accessoirement, Vuković dirige une revue intitulée « Srpski jug » (« Sud serbe »), préside une association d’écrivains serbes et a remis en 2016 un prix littéraire à Alexandre Douguine, le gourou du néo-eurasisme et intellectuel de chevet du Kremlin. À ce niveau de casting, on s’attend presque à une apparition de Slobodan Milošević en hologramme pour signer la préface du prochain volume.
Karadaglić, la guitare qui fait grincer
Mais dans cette partition nationale faussement harmonieuse, une dissonance de taille : le guitariste classique mondialement reconnu Miloš Karadaglić, autre lauréat du prix 2024, a refusé de le recevoir. Dans une lettre aussi sèche qu’élégante, il explique ne pouvoir accepter cette décoration dans les circonstances actuelles.
Karadaglić, qui se produit au Royal Albert Hall et au Carnegie Hall, a décliné l’honneur en pleine lumière. Résultat : insultes, dénigrements et piques publiques, notamment de la part de Velo Stanišić, graphiste et troisième lauréat, qui a jugé que Karadaglić « n’était pas digne » du prix. Il est vrai que dans ce trio improbable, Karadaglić faisait tâche : un artiste respecté, sans liens avec l’extrême droite, et – comble du mauvais goût – attaché à la démocratie.
Prix truqué, jury bancal et loi bafouée
Le jury chargé de l’attribution comptait sept membres. Un seul, le réalisateur Danilo Marunović, a osé désavouer le choix et dénoncer une procédure « truquée ». Il promet d’en apporter les preuves aux institutions, pour peu qu’il en reste encore une ou deux fonctionnelles.
La loi, elle, prévoit un seul prix par domaine. Cette année, les trois lauréats relèvent tous de la culture et de l’art, au mépris du texte officiel. Un point soulevé par l’association STEGA, qui compte déposer un recours en justice. Une pétition a également été lancée pour annuler la remise du prix. On ne sait pas encore si elle a été transmise au ministère de la Fiction.
Le Centre PEN monténégrin s’est fendu d’un communiqué au vitriol, dénonçant un « effondrement orchestré des valeurs sociales et culturelles » par les autorités. D’autres observateurs parlent de capitulation symbolique, voire de coup de force idéologique, dans un pays déjà fragile.
Un prix bien payé, même sans livre
Et comme une provocation ne vient jamais seule, rappelons que le prix du 13 juillet est doté de douze salaires bruts moyens monténégrins. Une jolie somme pour un manuscrit invisible, un discours provocateur et une position bien arrimée à l’appareil.
Du côté du président Milatović, la réaction est restée feutrée : rappel à l’ordre général sur les valeurs de l’antifascisme, sans plus. Quant à la ministre de l’Éducation, Angjella Jaksic Stojanovic, elle a surtout regretté que les domaines scientifique ou civique n’aient pas été représentés. Sans doute aurait-il fallu un prix pour l’innovation dans la négation nationale.
Quand l’Histoire piétine son propre anniversaire
Ce 13 juillet 2025 aura donc vu le Monténégro célébrer son insurrection antifasciste en récompensant un homme qui encense les collaborateurs fascistes. Une ironie de calendrier, un bras d’honneur à la cohérence historique, et un jalon de plus dans la lente dérive d’un État tiraillé entre son passé et ses penchants politiques.
Une fête nationale devenue satire politique. Mais que personne ne s’inquiète : le livre n’est pas encore sorti, donc tout cela n’a peut-être jamais eu lieu.