Mehdi Ben Barka : Mystères, complots et ombres internationales

Soixante ans après sa disparition à Paris, le 29 octobre 1965, Mehdi Ben Barka demeure un mystère planétaire. Révolutionnaire charismatique, architecte du tricontinentalisme et symbole des luttes anticoloniales, il fut arraché à la lumière par un complot mêlant monarchie marocaine, barbouzes françaises et services secrets israéliens. Les révélations récentes, déclassifications et enquêtes journalistiques révèlent un réseau d’alliances secrètes, de trahisons et de manœuvres de la Guerre froide, rappelant que la vérité politique peut se payer au prix le plus élevé.

 

Paris, automne 1965. La capitale française, encore imprégnée des échos de la Libération et des tourments de la guerre froide, bourdonne d’une vie intellectuelle effervescente. Sur le boulevard Saint-Germain, au cœur du quartier Latin, la Brasserie Lipp – ce bastion de la bohème et des débats enflammés – accueille ses habitués sous ses auvents orangés et ses miroirs polis par le temps.

 

C’est ici, le 29 octobre, que Mehdi Ben Barka, figure charismatique de l’opposition marocaine, descend d’un taxi pour un rendez-vous qui semble anodin : une discussion sur un film anticolonialiste avec un journaliste, un cinéaste et un producteur. À 45 ans, Ben Barka est un homme en exil, un révolutionnaire globe-trotter, un « vendeur ambulant de la révolution » comme il se plaît à le dire.

 

Mais ce jour-là, deux policiers français l’interpellent poliment, l’invitent à les suivre pour un « contrôle d’identité ». Il monte dans une Peugeot banalisée. La voiture s’éloigne dans le trafic parisien. Ben Barka disparaît. Son corps ne sera jamais retrouvé, mais son ombre plane toujours sur les couloirs du pouvoir, de Rabat à Paris, en passant par Tel-Aviv et Washington.

 

Les origines d’un révolutionnaire

Pour comprendre cette disparition, il faut remonter aux racines d’un homme qui incarna les aspirations d’un continent en ébullition.

 

Né en janvier 1920 dans le quartier populaire de Sidi Fettah à Rabat, sous le protectorat français, Mehdi Ben Barka grandit dans une famille modeste. Son père, Ahmed Ben M’hammed Ben Barka, ancien secrétaire du pacha de Tanger, s’était reconverti dans le commerce. Sa mère, Lalla Fatouma Bouanane, veillait sur le foyer en cousant pour arrondir les fins de mois.

 

Issu de la tribu des Zyayda, Ben Barka est l’un des rares enfants marocains non issus de l’élite coloniale à accéder à une éducation de qualité. Au Collège Moulay Youssef, il excelle, tout en travaillant comme comptable au marché de gros pour subvenir aux besoins familiaux. À 14 ans, il rejoint le Comité d’action marocaine en réaction au Dahir berbère de 1930, qui plaçait les populations amazighes sous juridiction française, exacerbant les divisions coloniales.

 

Son engagement précoce le propulse dans le mouvement nationaliste. En 1938, il obtient son baccalauréat avec mention, et en 1939, il s’inscrit à l’Université d’Alger pour étudier les mathématiques et la physique – devenant le premier Marocain à obtenir ce diplôme dans une institution française officielle en 1942.

 

Du rêve d’indépendance à la désillusion

La Seconde Guerre mondiale interrompt ses ambitions parisiennes, mais elle forge son nationalisme maghrébin. Influencé par le Parti du peuple algérien, Ben Barka lie le destin du Maroc à celui de l’Afrique du Nord tout entière.

 

De retour au Maroc en 1942, il enseigne au Collège royal, où le futur roi Hassan II compte parmi ses élèves. C’est là qu’il affine sa vision : un socialisme arabe, anti-impérialiste, teinté de marxisme révolutionnaire. En 1944, à 24 ans, il est le plus jeune signataire du Manifeste de l’indépendance, ce qui lui vaut une arrestation et plus d’un an de prison.

 

Libéré, il cofonde le journal Al-Alam et prépare le discours de Tanger prononcé par le sultan Mohammed V en 1947, appelant à l’unité arabe contre le colonialisme. Les autorités françaises le surnomment « l’ennemi numéro un de la France au Maroc ». Assigné à résidence en 1951, il participe aux négociations de 1955 qui aboutissent au retour d’exil de Mohammed V et à l’indépendance du Maroc en 1956.

 

Le Maroc indépendant : promesses trahies

Mais l’indépendance n’apporte pas la démocratie espérée. Sous Mohammed V, puis Hassan II à partir de 1961, le régime monarchique consolide son pouvoir absolu, réprimant les voix dissidentes.

 

Ben Barka, initialement au sein du parti Istiqlal, rompt en 1959 pour fonder l’Union nationale des forces populaires (UNFP), un mouvement de gauche prônant la réforme agraire, la socialisation de l’économie et une politique étrangère alignée sur les mouvements anti-impérialistes.

 

 

Son programme, exposé dans L’Option révolutionnaire au Maroc (1962), menace l’équilibre fragile du royaume. Accusé de complot contre le roi, il est condamné à mort par contumace en 1963 et s’exile, devenant un nomade de la révolution.

 

De Genève à Alger, de La Havane au Caire, il tisse des liens avec Che Guevara, Amílcar Cabral, Malcolm X et Fidel Castro. Il organise la Conférence tricontinentale de 1966 à La Havane, un sommet historique unissant Afrique, Asie et Amérique latine contre l’impérialisme – un projet qui alarme Washington et Paris.

 

Hassan II, Oufkir et la traque

Le contexte politique au Maroc est explosif. Hassan II, monté sur le trône après la mort de son père, hérite d’un pays fracturé par les inégalités et les tensions postcoloniales.

 

Les « années de plomb » commencent : répression des opposants, torture, disparitions forcées. Ben Barka, avec son charisme et son influence panafricaine, représente une menace existentielle. Ses liens avec l’Algérie – en guerre des Sables contre le Maroc en 1963 – et ses appels aux soldats marocains à déserter scellent son sort.

 

Rabat le traque sans relâche, via ses services secrets dirigés par le général Mohamed Oufkir, un homme impitoyable formé par les Français.

 

 

Le guet-apens de la Brasserie Lipp

Le 29 octobre 1965 marque le point de non-retour. Ben Barka arrive à Paris depuis Genève.

Il a rendez-vous avec Philippe Bernier (journaliste), Georges Franju (cinéaste) et Georges Figon (intermédiaire louche se faisant passer pour producteur).

L’appât : un film sur la décolonisation, avec des stars comme Castro et Guevara. Mais c’est un piège. Devant la Brasserie Lipp, deux policiers français, Louis Souchère et Roger Voitot, l’abordent. Ils le font monter dans une voiture conduite par Antoine Lopez, un agent d’Air France lié aux services marocains.

 

Direction : une villa à Fontenay-le-Vicomte, au sud de Paris, appartenant à Georges Boucheseiche, un truand lié au SDECE. Là, Ben Barka est interrogé, torturé. Selon des témoignages ultérieurs, Oufkir arrive en personne, ivre, et poignarde Ben Barka. D’autres versions évoquent une noyade orchestrée par Ahmed Dlimi. Le corps disparaît, dissous dans l’acide ou enterré, selon les rumeurs – parfois jusqu’au Maroc, sous supervision de la CIA.

 

Le scandale éclate à Paris

L’après-midi suivant, l’alerte est donnée. La famille Ben Barka, ses amis, la presse s’agitent. En France, le scandale éclate : comment un opposant étranger peut-il disparaître en plein Paris ? Charles de Gaulle, furieux, ordonne une enquête et affirme que les services français ne sont pas impliqués – une affirmation contredite par les faits.

 

Le préfet de police Maurice Papon démissionne. L’enquête révèle une collusion franco-marocaine : des policiers corrompus, des barbouzes ont aidé Rabat. Mais les rebondissements s’enchaînent. Georges Figon, témoin clé, affirme avoir vu Oufkir tuer Ben Barka d’un coup de poignard ; il est retrouvé mort peu après, suicide officiel. Antoine Lopez, l’agent d’Air France, témoigne puis se rétracte. Boucheseiche disparaît.

 

Le procès sous haute tension

Sous la pression de l’opinion publique et de la famille Ben Barka, un procès s’ouvre enfin à Paris en 1966. Il s’annonce explosif, car il met directement en cause la police française, le SDECE et les services marocains.

 

Cinq accusés sont présents : Antoine Lopez, l’agent d’Air France qui a servi d’appât ; Philippe Bernier, le journaliste impliqué dans le leurre cinématographique ; Louis Souchère et Roger Voitot, les deux policiers français ; et El Ghali El Mahi, un Marocain mineur. Marcel Le Roy-Finville, ancien du SDECE, comparaît libre.

 

Mais sept autres sont jugés par contumace : les truands Georges Boucheseiche, Jean Palisse et Julien Le Ny ; l’agent marocain Pierre Dubail ; Larbi Chtouki (alias Miloud Tounsi), émissaire des services marocains ; Ahmed Dlimi, adjoint d’Oufkir ; et le général Mohamed Oufkir lui-même, le tout-puissant ministre de l’Intérieur marocain.

 

 

Les débats sont électriques : Lopez avoue avoir agi sur ordre de Chtouki, pensant à une simple rencontre pacifique. Souchère et Voitot confessent leur rôle dans l’arrestation, justifiant leur obéissance par des ordres supérieurs flous. Le procès est ajourné brutalement lorsque Dlimi se constitue prisonnier, promettant de retrouver Ben Barka vivant – une promesse vide qui sème le doute sur une mise en scène orchestrée depuis Rabat.

 

Un fiasco judiciaire

Le second procès, en 1967, devait éclairer l’affaire. Il n’en est rien. Le procès tourne au fiasco judiciaire, teinté de protestations.

 

Les avocats des parties civiles, outrés par le refus d’un renvoi pour approfondir l’enquête, claquent la porte. Les débats se déroulent dans un vide assourdissant. Dlimi, interrogé, nie tout : il jure n’avoir jamais rencontré Ben Barka, contredisant Lopez sur son emploi du temps parisien.

 

Le verdict tombe comme un couperet inégal : acquittements pour Voitot, Dlimi, El Mahi, Le Roy-Finville et Bernier ; six ans de réclusion pour Souchère et huit pour Lopez, condamnés pour arrestation illégale sans lien direct avec un meurtre non prouvé. Par contumace, Oufkir et ses complices écopent de la réclusion à perpétuité – une sentence symbolique, car le Maroc refuse toute extradition.

 

Le roi Hassan II, dans une déclaration laconique, balaie les accusations comme des calomnies occidentales. De fait, les Marocains impliqués – Oufkir, le « boucher de Rabat », et Dlimi, son ombre fidèle – restent intouchables, protégés par les murailles du palais royal et les alliances géopolitiques.

 

La chute d’Oufkir

Les années passent, et rien ne s’arrange. Au contraire : tout s’alourdit, tout s’assombrit.

Le 16 août 1972, le Maroc retient son souffle. Un coup d’État avorté – le second en un an, après Skhirat – met le royaume au bord du gouffre. Des avions de chasse, pilotés par des officiers rebelles et placés sous les ordres du redoutable général Oufkir, mitraillent le Boeing royal alors qu’il revient d’un voyage en France. Dans le cockpit, Hassan II joue sa survie en jouant la comédie : il se fait passer pour un pilote fidèle, brouillant les rebelles par radio. Le coup de bluff lui sauve la vie.

 

Le soir même, Oufkir est convoqué au palais de Skhirat. L’homme fort du régime, longtemps indéboulonnable, est devenu l’ennemi intérieur. Officiellement, il se suicide dans son bureau. Officieusement… les blessures racontent une autre histoire : trois impacts dans le dos, un au visage. De quoi faire tiquer même les archives du New York Times, qui y voient moins un suicide qu’une exécution propre et sèche.

 

L’ombre de Dlimi

À peine Oufkir effacé, Ahmed Dlimi se glisse dans le vide laissé par son mentor. L’adjoint, qui avait juré ses grands dieux ne rien savoir lors du procès parisien, grimpe les marches du pouvoir. Il devient l’épine dorsale de la répression. Mais au Maroc, même les ascensions fulgurantes ont des plafonds piégés.

 

Le 22 janvier 1983, à Marrakech, sa voiture s’encastre contre un camion après une réunion au palais. La version officielle parle d’un banal accident. La version officieuse, elle, évoque un règlement de comptes royal. Un de plus.

 

Avec la disparition de ces deux témoins clés, l’affaire Ben Barka s’enfonce pour longtemps dans le noir complet, avalée par un silence d’État aussi dense que stratégique.

 

 

 

Mais en 2001, sous la pression de la gauche au pouvoir, 73 documents secrets du SDECE sont rendus publics. En 2004, Michèle Alliot-Marie recommande d’en libérer davantage.

 

Ces documents lèvent un coin du voile : le SDECE n’a pas seulement fermé les yeux, il a accompagné le drame. Filatures préalables, faux papiers, passivité calculée face à des préparatifs marocains connus depuis des mois. Mais rien, absolument rien, qui dise comment — ni où — Ben Barka a cessé de respirer.

 

Les témoins, eux, s’éparpillent en versions discordantes. En 2001, dans Le Secret, Ahmed Boukhari, ex-officier des services marocains, jure avoir vu l’impensable : Ben Barka torturé à mort, puis fondu dans une cuve d’acide à Rabat. Quelques années plus tard, Ali Bourequat, dissident et rescapé de Tazmamart, oppose un récit tout aussi glaçant : Oufkir et Dlimi auraient tué Ben Barka à Paris, coulé son corps dans le ciment, enterré le tout près de la capitale, et rapatrié seulement la tête au Maroc. Deux visions, un même brouillard.

 

L’alliance souterraine : Rabat – Tel-Aviv – Paris

Soixante ans plus tard, en 2025, Stephen Smith et Ronen Bergman remettent la lumière. Leur enquête, L’Affaire Ben Barka, la fin des secrets, dévoile un protagoniste longtemps resté dans l’ombre : le Mossad. Au centre du dispositif : une planque de Saint-Cloud, louée par les Israéliens pour l’unité marocaine Cab 1, sous le regard du redoutable Rafi Eitan — l’homme qui avait capturé Eichmann.

Le 2 novembre 1965, un agent du Mossad écume les quincailleries parisiennes : pelles, lampes, tournevis, et quinze sachets d’hydroxyde de sodium. De quoi faire disparaître un corps. Un poison létal arrive même par un vol d’El Al. Il ne servira finalement pas.

 

Mais l’appui israélien ne s’arrête pas là : patrouilles discrètes sur les routes menant au lieu de détention, conseils techniques pour enterrer le corps dans la forêt de Saint-Germain-en-Laye. Une présence silencieuse, mais déterminante.

 

Le final est signé Ahmed Dlimi. Il écarte les gardes français, interroge Ben Barka, puis le noie dans une baignoire. Photo macabre du cadavre, restitution du poison aux Israéliens, retour des faux passeports : l’opération est close.

 

Smith et Bergman replacent ce crime dans un puzzle plus large : une alliance secrète née dans les années 1960. Israël, isolé, offre son savoir-faire clandestin ; Rabat ouvre ses carnets d’informations sur les régimes arabes et facilite l’émigration des Juifs marocains.

 

L’opération « Yachin » (1961–1964) organise le départ de dizaines de milliers de Marocains vers Israël. Hassan II, cerné par les menaces internes et externes, y voit un filet de sécurité. Le Mossad forme, équipe, conseille.

Ben Barka, lui, devient le premier tribut de cette coopération : un « marché du sang » où la disparition d’un homme scelle une alliance durable, annonçant — bien avant l’heure — la normalisation officielle de 2020 sous les accords d’Abraham.

 

Le fantôme de Ben Barka

L’affaire court toujours, interminable serpent de mer judiciaire : la plus ancienne instruction encore ouverte en France. À chaque regain diplomatique, l’ombre revient. Bachir Ben Barka, fils aîné, a tenté une ultime adresse à Emmanuel Macron et Mohammed VI lors de la visite d’État du président français : « Révélez la vérité. Ma mère est morte sans savoir où est enterré mon père. » Silence poli, silence total. Pendant ce temps, devant la Brasserie Lipp, l’Institut Mehdi Ben Barka rallume chaque année la mémoire, réclame justice, et rappelle que certains fantômes sont plus vivants que leurs assassins.

 

Mehdi Ben Barka demeure l’un de ces phares que rien n’éteint : figure centrale de la lutte anticoloniale, symbole d’un tiers-mondisme brisé avant même d’avoir pu respirer. Pour les Marocains et les progressistes africains, il reste le « martyr oublié » de la démocratie, broyé par les Années de plomb de Hassan II. Son nom traverse encore les époques, porté par l’Institut qui s’y consacre, mais aussi par ceux qui continuent de se lever : du Hirak rifain aux défenseurs obstinés des libertés publiques.

 

Et au bout du compte, son nom se dresse comme un avertissement : celui d’un homme sacrifié sur l’autel de la raison d’État. La preuve tragique que les puissants trahissent toujours ceux qui persistent à croire, naïvement peut-être, au vieux mythe de la justice.

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