Le 4 juin 2025, treize prévenus comparaîtront devant le tribunal correctionnel de Paris pour injures racistes envers Aya Nakamura. Une banderole déployée sur les quais de Seine en mars 2024, affichait ce slogan : « Y’a pas moyen Aya, ici c’est Paris, pas le marché de Bamako ». En filigrane, une attaque bien plus vaste : celle d’un pays qui ne sait plus comment accueillir ce qu’il a pourtant enfanté.
Les accusés – dix hommes et trois femmes, âgés de 20 à 31 ans – gravitent autour du groupe identitaire Les Natifs, héritier direct du groupuscule Génération identitaire, dissous en 2021 pour ses activités de haine raciale et sa promotion obsessionnelle de la théorie du « grand remplacement ». Parmi eux, deux figures du mouvement : Antoine G., 27 ans, porte-parole, et Édouard M., 28 ans, son responsable. Tous sont poursuivis pour provocation à la haine raciale, une infraction qui en dit long sur les motivations politiques derrière ce qui fut d’abord présenté comme une « opinion ».
Mais ce procès, à lui seul, ne suffit pas à expliquer pourquoi Aya Nakamura, chanteuse franco-malienne au succès mondial, est devenue, presque malgré elle, l’épicentre d’un combat identitaire, d’un rejet quasi-théologique de la France métissée. Sa seule présence sur la scène des Jeux Olympiques de Paris 2024, en ouverture, fut perçue comme une provocation par une frange de la droite radicalisée. Et Marine Le Pen, fidèle à sa stratégie d’instrumentalisation du ressentiment, ne s’est pas fait prier pour tirer sur l’ambulance. L’unité républicaine ? Très peu pour elle. L’événement mondial était pour la présidente du Rassemblement national une scène parfaite pour réaffirmer sa vision ethnique de la France, au détriment de tout ce que les JO sont censés incarner.
Quand la haine remplace la critique
L’offensive contre Aya Nakamura n’a rien d’un hasard. Elle incarne à elle seule ce que l’extrême droite abhorre : une France populaire, métissée, créative, que ni les frontières, ni les siècles, ni les dictionnaires de l’Académie ne sauraient enfermer. Sa nomination pour chanter La Vie en rose lors de la cérémonie d’ouverture des JO fut dénoncée par certains élus comme une « humiliation » pour la Garde républicaine. L’eurodéputée Marion Maréchal (ex-Reconquête !) y a vu un symbole de déclin, une subversion de l’héritage. Mais qui humilie qui ?
La réponse d’Aya Nakamura, postée sur les réseaux sociaux, était cinglante, intuitive, et sans détour : « Vous pouvez être raciste mais pas sourd… C’est sa qui vous fait mal ! » Puis cette question rhétorique : « Je deviens un sujet d’État numéro 1 en débats etc., mais je vous dois quoi en vrai ? Kedal. » Une France se dévoilait alors : celle qui débat d’une chanteuse noire comme si elle était un dossier sécuritaire, un enjeu de civilisation.
Aya Nakamura, ou le scandale d’exister
Marine Le Pen, quant à elle, n’a cessé de rejouer la même partition : s’indigner au nom d’une France « trahie », d’une langue « profanée », d’un peuple « remplacé ». En filigrane, l’idée que le verlan serait une hérésie linguistique, un cancer lexical menaçant la « pureté » de la langue française. Comme si Gainsbourg n’avait jamais écrit en joual, comme si Renaud n’avait jamais osé tordre les mots pour leur faire dire plus que le dictionnaire ne permettait.
Mais au fond, ce n’est pas Aya Nakamura qu’on attaque : c’est tout ce qu’elle représente. Le fait qu’une femme, noire, francilienne, francophone, issue de l’immigration, s’impose dans l’arène culturelle mondiale sans avoir à demander l’autorisation. Cette insoumission tranquille, cette réinvention permanente, dérangent plus que n’importe quel mot de travers. Parce que dans cette France crispée sur ses marqueurs culturels, elle est la preuve vivante que l’identité n’est ni figée, ni nationale, ni exclusive.
Le procès de trop ou le procès de vérité ?
L’audience du 4 juin ne jugera pas Marine Le Pen ni ses slogans. Elle jugera treize individus qui ont cru bon d’externaliser la rhétorique de la haine en 2m50 de tissu et un slogan emprunté à un tube. Une manière de transformer la Seine en rivière de bile. Mais derrière eux, c’est toute une ambiance politique, tout un climat idéologique qui s’invitera à la barre. Ce procès dira aussi si la France accepte encore que des artistes, même insolents, même atypiques, chantent au nom de tous, et pas seulement au nom d’une identité figée dans le formol républicain.
Aya Nakamura ne demande rien d’autre que d’exister, dans un pays où chanter Piaf avec un accent d’Aulnay-sous-Bois semble parfois plus subversif que d’appeler à la haine sur un plateau télé. C’est sans doute là son plus grand crime, aux yeux de certains : être la preuve vivante que la France ne se meurt pas – elle change.
Et pour ceux que cela dérange, il ne reste plus que la plainte, la banderole, ou le fantasme d’un pays à jamais refermé sur lui-même.