Le Correspondant

Ukraine, la plume dans la guerre

La littérature comme arme de guerre. Des œuvres où les mots – et les morts – ne se comptent pas. Certains l’ont baptisée “la prose des lieutenants”, d’autres « la vérité des tranchées ». Mais au-delà des mots et des symboles, c’est un redoutable outil de propagande au service du pouvoir. Son but : raviver la fibre patriotique et se débarrasser des oripeaux de la Russie … 

 

Depuis trois ans, jour pour jour, le monde entier suit le feuilleton infernal de l’invasion russe de Ukraine. Les images tournent en boucle sur les chaines de télévision et montrent le déluge qui frappe les Ukrainiens : villes détruites, exode massif des populations, massacres… La guerre, avec toutes ses horreurs. De temps en temps, on voit des images de soldats ukrainiens, qui résistent à l’invasion russe. Ils se battent, résistent, périssent … à mesure que le pays tombe en enfer.

 

Mais pendant que ces Ukrainiens sont écrasés par les missiles, en parallèle à ces combats, un autre type de résistance émerge : une résistance par la littérature. Dans les casernes, les campements, pendant leur temps de repos, des soldats et des officiers écrivent des livres, des poèmes, des nouvelles. Entre deux combats, deux affrontements militaires contre l’armée russe, des dizaines d’officiers et de volontaires ukrainiens couchent, sur papier, la violence de cette guerre.

 

Ce sont des écrits à la première personne, qui racontent les épopées individuelles de soldats au front, écrits par des chefs militaires, généraux, colonels, pour glorifier des actes héroïques de simples participants à la guerre. Elles témoignent des combats, des conquêtes, des pertes civiles, des prisons … Mais bien qu’elle soit écrite par des militaires, cette littérature ukrainienne présente l’avantage d’être libre.

 

Un sang d’encre : la genèse de cette littérature

C’est l’Union Soviétique, de 1950 à 1980, qui a donné naissance à ce genre littéraire, pour glorifier la Grande Guerre Patriotique (la Seconde Guerre Mondiale). Elle a été de toutes ses conflits, de la guerre froide, les missiles de Cuba, en 1962, à l’Afghanistan, dans les années 80.

 

Près de 10 000 œuvres des recueils de nouvelles et de romans ont été abondamment publiés et réédités. Au moins 42 longs métrages ont été tournés. Comme « Dans les tranchées de Stalingrad », de Victor Nekrassov », publié en français, en 1963, aux « Presses de la cité ». Également porté au cinéma, ce livre a connu 26 rééditions du vivant de l’auteur, avec un tirage total de plus de 1 million d’exemplaire. Un best-seller.

 

Cette littérature en « bandoulière » a un nom : la « littérature des lieutenants ». Certains l’ont baptisée la « la vérité des tranchées ». Mais au-delà des mots et des symboles, c’est purement et simplement un outil de propagande et de galvanisation des foules, qui permet aux pouvoirs politiques de l’utiliser à des fins politique. Un crédo ? Créer un effet de mobilisation générale et, à la fin de la guerre, donner naissance à une nouvelle mémoire collective de guerre, pour refaçonner la culture et l’identité des anciennes Républiques de l’Union Soviétique. Dont l’Ukraine.

 

Christophe weber
Christophe Weber (au milieu) a été notre directeur éditorial, jusqu’à son décès l’été dernier, à l’âge de 56 ans. Il a été rédacteur en chef à Sunset Presse, Lauréat du Prix Albert Londres et auteur de plus 80 documentaires, diffusés sur les grandes chaînes de télévision françaises et étrangères.

 

Les sangs-criés

L’histoire se répète… à l’envers.

Avec l’éclatement de la guerre du Donbass, en 2015, c’est l’Ukraine qui s’empare de cette « arme de guerre » pour faire face à l’envahisseurs et mobiliser la nation. Près de 146 livres, pour 134 auteurs (beaucoup sont des œuvres collectives) ont été éditées. 76 titres pour la seule années 2018. Depuis les frappes russes de 2022, selon nos sources, une partie des auteurs de cette littérature de guerre, aujourd’hui encore au front, continuent à écrire.

 

S’ajoutent des écrivains civils enrôlés après la mobilisation générale, décrétée par le président ukrainien, après le début des frappes russes, le 24 février dernier. Sans compter les auteurs de poésie, la bande dessinée, les romans graphiques. Toute une génération d’artistes, à la fois poétique et audacieuse, qui mêle musique, poésie, roman et engagement.

 

Leurs manuscrits, selon un journaliste local, sont régulièrement expédiés, dans des maisons d’édition de Kiev. Ils viennent de tous les fronts, à l’est comme à l’ouest. Certains sont déjà édités, d’autres sont en accès libre sur internet. Pour élargir la diffusion, le style est fluidifié, épuré, les prix sont accessibles et de nombreux livres sont écrits en russe ou en ukrainien et en russe.

 

C’est une immense promotion qui s’est lancée pour créer une mémoire exclusivement ukrainienne. Volonté du gouvernement : se débarrassée des oripeaux de la Russie. Gagner la guerre de son indépendance culturelle, à mesure que l’armée russe remporte des batailles. C’est une histoire immédiate qui est en train de s’écrire et qui sera ancrée dans le futur. Pas seulement à l’ouest, qui veut s’affranchir de l’influence culturel et idéologique de son voisin russe, mais également à l’est, là où grouillent les mouvements séparatistes.

 

Sergueï Jadan, soldat, guerrier et écrivain

Là-bas, à Khakiv, c’est Serguei Jadan qui est à la manoeuvre. Rockeur, poète, homme de théâtre, opposant politique, Jardan interprète ses œuvres dans différentes villes d’Ukraine et d’Europe, accompagné par des musiciens ukrainiens, en particulier le groupe « Les chiens dans l’espace”.  Surnommé le “barde de l’est de l’Ukraine” par le magazine américain The New Yorker, il est distingué aussi par sa poésie et sa prose, mais il est surtout un emblème de la ville de Kharkiv, à l’est, et un ennemi juré du Kremlin.

 

En 2015, il est interdit d’accès sur le territoire russe, « pour implication dans des activités terroristes ». En 2017, il avait été arrêté à Minsk, en Bélarussie, et avait manqué d’être extradé à Moscou pour être jugé. Aujourd’hui, cet homme de 48 ans, père d’une petite fille, s’est donné un point d’honneur de prendre la défense son pays. Il se consacre à l’aide humanitaire et au soutien à l’armée ukrainienne face à l’envahisseur russe.

 

Souvent, il va dans le « maquis », arme en bandoulière, pour réciter des vers et remonter le moral des troupes. Récemment, il a traversé tout le pays sous les bombes, pour se produire à Kiev. Deux soirs de suite. Pendant 1h30, il récite ses courts poèmes, composés dans les années précédant l’invasion. Mais les thèmes sont plus actuels que jamais : la ville de Marioupol rasée, la vie ou l’amour pendant la guerre dans le Donbass, où des combats durent depuis huit ans… Les fonds collectés sont destinés à l’achat de véhicules aux forces armés.

 

Serguei Jadan est l’incarnation même de la « prose des lieutenants » : comme beaucoup d’Ukrainiens, il était russophone, il était voisin de la Russie et certainement culturellement proche de la Russie. C’est la première guerre du Donbass qui a fait de lui un écrivain guerrier, c’est l’agression de la Russie de Poutine qui a renforcé son engagement et son identité ukrainienne, c’est encore elle, cette maudite guerre, qui l’a conduit à raconter sa ” vérité des tranchées”. Pour modifier le regard de la société sur sa propre histoire…

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