Cinq ans après sa disparition, la voix d’Idir continue de bercer les mémoires comme un chant ancien venu des montagnes. Pour ceux qui ne le connaissaient pas, voici l’histoire d’un homme qui a traversé les frontières sans jamais quitter ses racines. Une voix, un souffle, une étoile.
Il y a des départs que ni le silence ni le temps n’effacent. Des absences qui restent là, comme un chant suspendu dans l’air, prêt à recommencer. Il y a cinq printemps, presque jour pour jour, s’est éteinte une étoile dont la lumière continue pourtant de voyager : Idir.
Peut-être ne le connais-tu pas, lecteur. Alors écoute, doucement, comme on tend l’oreille à une berceuse oubliée. Idir, de son vrai nom Hamid Cheriet, était un chanteur kabyle né en 1949 dans un village accroché aux pentes du Djurdjura, dans les montagnes d’Algérie. Un enfant de la terre et du silence, devenu poète de l’exil et messager des peuples sans voix.
C’est en 1973, presque par hasard, que tout a commencé. Étudiant en géologie, il remplaça au pied levé une chanteuse malade sur les ondes de Radio Alger. Il interpréta alors Vava Inouva, un chant inspiré des veillées kabyles, une berceuse ancestrale aux mots simples et profonds. La chanson fit le tour du monde, traduite en plus d’une douzaine de langues. Une étoile venait de naître, discrète, mais tenace.
On le surnomma bientôt « la voix des montagnes », parce qu’en lui résonnaient les vents de l’Atlas, les récits des anciens, et cette pudeur farouche des peuples enracinés. Il ne criait pas. Il chantait. Et cela suffisait à réveiller des mémoires que l’on croyait perdues.
Laisse-moi t’emmener, ami lecteur, dans une nuit d’été à At-Yenni, ce village d’artisans d’où il était issu. Nous sommes au début des années 1970, dans une ancienne école devenue refuge pour rêveurs. Cette nuit-là, autour d’un feu fragile, des artistes avaient décidé de conjurer l’oubli : Kateb Yacine, écrivain en feu ; Chérif Kheddam, musicien de l’âme kabyle ; Ferhat Mehenni, militant indocile ; et ce jeune homme discret à la guitare serrée contre lui. Idir. Son regard était celui de ceux qui savent écouter avant de parler.
Il portait en lui les contes d’hiver, les battements lents du tambourin, la langue amazighe que tant avaient voulu faire taire. Quand il chantait, ce n’était pas seulement pour les siens. C’était pour tous les oubliés, tous les exilés, tous ceux qui cherchent leur place dans un monde qui les nie.
Sa voix a franchi les montagnes, les mers, les murs. Elle est venue bercer l’exil, éclairer l’ombre des cités, murmurer l’Algérie dans le cœur de ceux qui ne la voyaient plus. À Paris, à Montréal, à Tunis ou à Marseille, elle disait toujours la même chose : N’oublie pas qui tu es. Même si l’on t’arrache à ta terre, même si ta langue dérange, il te reste le chant.
Je me souviens – oui, je me souviens – d’un soir à l’Olympia en 1993. Il chantait Les chasseurs de lumière, entouré de danseurs, de musiciens, de cœurs battants. Une prière en musique. Je me souviens d’un autre soir, au Dôme de Marseille, au cœur de la décennie noire, quand l’Algérie saignait. Cinq mille personnes debout, contre la peur. Idir, comme un feu de camp au milieu des ténèbres. Et l’humoriste Fellag, ce soir-là, foulait pour la première fois une grande scène française. C’était plus qu’un concert. C’était un refuge.
Car Idir, c’était aussi cela : un pont. Entre générations. Entre langues. Entre rives. Il dialoguait avec les peuples, avec les poètes, avec le silence lui-même. À ses côtés, les mots de Mouloud Mammeri – écrivain et linguiste qui s’était battu pour faire vivre la langue amazighe – prenaient une autre forme : celle d’une chanson qui traverse les siècles.
Même dans les Vosges enneigées, même dans les quartiers de banlieue, Idir apparaissait. Pour un concert, une rencontre, un poème. Il répondait présent. Il savait que l’exil est une blessure qui ne cicatrise jamais vraiment, mais qu’un chant peut l’adoucir.
Il aimait l’olivier, cet arbre qui résiste au vent et au temps. Dans ses Iwiziwen nat zik – que l’on pourrait traduire par « olivades de jadis » – il déposait des fragments d’éternité : une femme qui attend, un enfant qui rêve, un pays qui se tait. Traduire Idir, c’était traduire bien plus qu’un texte. C’était traduire une civilisation.
Le 2 mai 2020, il s’est éteint dans un hôpital parisien. Mais ce n’est pas dans la nuit qu’il est parti. C’est dans une clarté que nul mot ne peut vraiment dire. Son corps repose au cimetière du Père-Lachaise. Mais son esprit, lui, vole encore au-dessus des cèdres d’At-Yenni, entre les pierres chaudes et les échos de l’enfance.
Ce jour-là, le chagrin fut vaste comme une mer. Des larmes sont tombées à Alger, à Bgayet, à Adrar, à Carthage. De l’Atlas à l’Atlantique, un peuple en fragments s’est retrouvé. Idir n’avait jamais chanté pour lui seul. Il avait chanté pour chacun. Et chacun, ce jour-là, lui a rendu son chant.
Idir n’est plus. Mais Idir est partout.
Dans le souffle d’un berger touareg au lever du jour.
Dans la voix d’un enfant kabyle récitant un poème sous les étoiles.
Dans le silence tenace d’une femme exilée qui fredonne un air ancien en lavant les feuilles de figuier.
Dans les pas lents de ceux qui traversent les frontières – réelles ou invisibles – pour chercher un chez-soi.
Il disait : Urgay yelint yak tlissa – « Je rêve d’un monde sans frontières ».
Ce monde-là n’existe peut-être pas encore.
Mais grâce à lui, nous savons, désormais, à quoi il pourrait ressembler.