Les essais nucléaires français en Algérie (1960-1966)

Pendant 6 ans, la France a mené dix-sept essais nucléaires dans le Sahara algérien, dont onze après l’indépendance. Longtemps relégués au second plan de la mémoire coloniale, ces tests atomiques sont aujourd’hui au cœur d’un projet de loi algérien visant à criminaliser la colonisation française, des massacres aux déplacements forcés, jusqu’aux irradiations durables du désert. Un retour sur une histoire radioactive, dont les conséquences politiques, sanitaires et mémorielles continuent de brûler, en France comme en Algérie.

 

En décembre 2025, l’Algérie ne se contente plus de se souvenir : elle entend accuser.
Accuser juridiquement, politiquement, historiquement. Le projet de loi soumis à l’Assemblée populaire nationale vise à criminaliser la colonisation française dans toutes ses dimensions : les massacres de masse, documentés de Sétif à Guelma, de Kherrata aux enfumades des grottes du Dahra ; les déplacements forcés de populations, près de deux millions d’Algériens arrachés à leurs terres et regroupés de force dans des camps durant la guerre ; et, désormais explicitement, l’expérimentation nucléaire, ultime avatar d’une violence coloniale technologisée, froide, durable, radioactive.

 

Le texte, examiné par la Commission de la Défense nationale de l’APN le 16 décembre 2025 et promis à un débat en séance plénière le 21 décembre, définit la colonisation française (1830-1962) comme un crime contre l’humanité, en intégrant noir sur blanc les essais nucléaires menés par la France dans le Sahara entre 1960 et 1966. Une inclusion lourde de sens : il ne s’agit plus seulement de mémoire, mais de responsabilité pénale symbolique. Et de rappeler que la colonisation ne s’est pas arrêtée au dernier coup de feu, mais s’est prolongée dans le sous-sol, dans l’air, dans les corps.

 

Car si l’histoire officielle française a longtemps préféré le silence, les radiations parlent encore.

 

Une bombe pour la grandeur, un désert pour les dégâts

Les essais nucléaires français s’inscrivent dans le théâtre global de la Guerre froide, lorsque Charles de Gaulle décide que la France ne sera ni protégée ni subordonnée, mais nucléaire. L’objectif est clair : rejoindre le club fermé des puissances atomiques, affirmer une autonomie stratégique face à Washington et Londres, peser dans l’OTAN sans s’y soumettre. Le prix ? Il ne sera pas payé à Paris, ni en Bretagne, ni dans le Massif central, mais dans le Sahara algérien, vaste, colonisé, jugé vide — donc sacrifiable.

 

Le choix du désert n’est pas géographique, il est politique. Il permet d’externaliser le risque, de concentrer les retombées sur des populations invisibilisées, nomades, rurales, colonisées. À l’abri des regards européens, la France procède à 17 explosions nucléaires : quatre atmosphériques à Reggane, treize souterraines à In Ekker, dans le Hoggar. Les noms de code — Gerboise Bleue, Blanche, Rouge, Verte — sonnent comme une fable naturaliste. Ils dissimulent une réalité industrielle de mort lente.

 

Chronique d’une irradiation annoncée

Le 13 février 1960, à Reggane, la France fait exploser Gerboise Bleue, une bombe au plutonium de 70 kilotonnes, soit quatre fois Hiroshima. Le sable fond, se vitrifie, devient noir, radioactif. Le nuage atomique est visible à des centaines de kilomètres. Des soldats sont exposés sans protection adéquate. Des civils algériens assistent à l’explosion sans être évacués. Les retombées dépassent largement la zone de test.

 

Trois autres essais atmosphériques suivent en 1960 et 1961. Rendement moindre, dégâts durables. Sous la pression internationale, Paris bascule vers le souterrain à In Ekker. Mais la technique ne maîtrise pas tout. En mai 1962, l’essai Béryl dérape : le bouchon de roche cède, un nuage radioactif s’échappe, irradiant militaires, techniciens, populations locales. Des images existent. Des rapports aussi. Longtemps classifiés.

 

Les essais se poursuivent jusqu’en février 1966. Onze d’entre eux auront lieu après l’indépendance de l’Algérie, proclamée en juillet 1962. Ce n’est pas un détail : c’est le cœur du malaise.

 

L’accord du silence : l’acceptation algérienne, documentée

Ce point est souvent éludé dans les récits officiels, mais il est documenté, contractuel, incontestable : les Accords d’Évian, signés le 18 mars 1962, autorisent explicitement la France à poursuivre ses essais nucléaires en Algérie pour une durée de cinq ans. Le chapitre III accorde à Paris l’usage de bases, de sites, d’installations militaires, dont Reggane et In Ekker.

 

Un accord annexe, longtemps tenu secret, autorise même des essais d’armes chimiques jusqu’en 1978. Le gouvernement provisoire algérien, issu du FLN, accepte ces clauses dans un contexte d’extrême fragilité : pays ruiné, administration inexistante, guerre civile larvée, pression diplomatique maximale. De Gaulle négocie personnellement. L’indépendance a un prix, et ce prix est radioactif.

 

Cette acceptation, souvent qualifiée rétrospectivement de néo-coloniale, est pourtant formelle. Elle permet à la France de tester jusqu’en 1966 et de se retirer en 1967. L’histoire retiendra que l’Algérie a signé — mais aussi qu’elle n’avait guère le choix.

 

Un désert qui n’a jamais guéri

Les conséquences sont massives, durables, intergénérationnelles. Les sites de Reggane et d’In Ekker restent contaminés par le plutonium, le césium, les déchets enfouis à la hâte ou abandonnés à ciel ouvert. Des kilomètres carrés demeurent inhabitables. Des ferrailles irradiées ont été récupérées, revendues, recyclées.

 

Sanitairement, les chiffres parlent d’eux-mêmes : environ 27 000 personnes exposées, principalement des populations touarègues et sahariennes. Augmentation des cancers, malformations congénitales, maladies respiratoires, cécité, pathologies transmissibles sur plusieurs générations. Dans les années 1990, ironie tragique, certains sites contaminés servent même de camps de détention.

 

Politiquement, ces essais deviennent le symbole du colonialisme nucléaire : une domination qui survit à l’indépendance, inscrite dans la terre elle-même.

 

2025 : le temps de l’accusation

Le projet de loi de 2025 marque un tournant. L’Algérie ne parle plus seulement de mémoire, mais de criminalisation. Les essais nucléaires rejoignent les massacres, les déplacements forcés, les camps, les enfumades, dans un même continuum : celui du crime colonial. L’adhésion au Traité sur l’interdiction des armes nucléaires en 2019, la mobilisation des associations de victimes, les rapports internationaux — notamment celui de l’ICAN en 2020 — nourrissent ce revirement.

 

Alger exige désormais la déclassification des cartes de déchets radioactifs, des excuses officielles, des réparations, un nettoyage des sites. La France, de son côté, oppose sa loi de 2010 sur les indemnisations, limitée et restrictive, principalement tournée vers ses propres vétérans.

 

Le dialogue reste tendu. Mais le ton a changé. L’Algérie ne demande plus : elle instruit.
Et ce que ce projet de loi dit, en creux, c’est que la colonisation n’a jamais été une parenthèse. Elle fut un système. Et parfois, une bombe à retardement.

 

Un revers intérieur : la mémoire sous contrôle

Mais à l’intérieur du pays, ce projet de loi est perçu comme un nouveau coup dur porté aux libertés publiques. Présenté officiellement comme un instrument de justice historique, il est analysé par de nombreux juristes, universitaires et défenseurs des droits humains comme une loi de verrouillage du débat. Inspiré, dans son esprit et sa mécanique juridique, des lois réprimant le négationnisme, le texte ne se limite pas à qualifier la colonisation de crime contre l’humanité : il criminalise également la contestation, la relativisation ou la remise en cause de cette qualification.

 

Dans sa version examinée par la Commission de la Défense nationale, le projet prévoit jusqu’à cinq ans de prison ferme et de lourdes amendes contre toute personne — historien, journaliste, chercheur, éditorialiste ou simple citoyen — qui « nie, minimise, banalise ou justifie les crimes de la colonisation française », y compris par des travaux académiques, des publications, des interventions médiatiques ou des prises de parole publiques. La formulation, volontairement large, ouvre la voie à une criminalisation de l’interprétation historique, au-delà du seul négationnisme.

 

Plusieurs observateurs soulignent le paradoxe : au moment où l’Algérie exige de la France l’ouverture des archives, la reconnaissance des faits et la transparence historique, elle s’expose à instaurer en interne une mémoire pénale, surveillée par le juge et sanctionnée par la prison.

 

Une loi pensée pour solder le passé colonial, mais qui risque, selon ses détracteurs, d’installer durablement une autre forme de silence — non plus imposée par la colonisation, mais par le droit.

Soutenez une information libre et indépendante


Vos abonnements et dons financent directement notre travail d’enquête. Grâce à vous, Le Correspondant peut rester libre, indépendant et sans compromis.
Leco en image

Full Moon

Borderline est une émission du Correspondant, présentée par Tristan Delus. Cette fois, il vous emmène en mer de Chine, à la découverte de l’une des fêtes les plus folles du monde, pour la pleine lune : la Full Moon Party. Chaque mois, ils sont des milliers à s’y rendre, ils viennent de France, d’Amérique ou du Moyen Orient. Avec une seule règle : s’éclater jusqu’au lever du jour. Et sans modération !

Suivez-nous

l’instant t

Yémen : le Sud met Riyad au défi

Pris en étau entre ambitions séparatistes et rivalités régionales, le Yémen replonge dans la tourmente. En s’emparant de provinces stratégiques du Sud-Est, le Conseil de

Christophe Terras

Draguignan : la gauche en Terras miné

À Draguignan, Christophe Terras joue son va-tout : imposer le vert à une gauche éclatée et tenter de la recomposer dans une ville droitisée. Que

Analyse. Le Maroc a-t-il déjà lâché le MAK ?

Longtemps instrumentalisé par le Maroc dans sa rivalité avec Alger, le MAK (Mouvement pour l’autodétermination de la Kabylie) semble aujourd’hui devenu un fardeau diplomatique. À

CECOT : Le Guantánamo de Trump

Au Salvador, la méga-prison de Nayib Bukele est devenue un outil de la politique migratoire américaine. Déportations, détention extrajudiciaire, allégations de torture : sous couvert