C’est l’un des journalistes les plus intègres de sa génération. L’auteur de « La vérité du terrain » ( Bouquins Éditions ) s’est rendu en Ukraine. Pour Le Correspondant, il témoigne d’une « guerre mystérieuse » et relate ce qu’il a vu là-bas. Entretien avec Régis Le Sommier, grand reporter et ancien directeur adjoint de la rédaction de Paris Match.
Le Correspondant : Vous rentrez d’Ukraine, quel est votre sentiment ?
Régis Le Sommier : Étrange. Dans des villes comme Lviv ou Odessa, la vie quotidienne est rythmée par les alertes. Kiev aussi. L’ambiance est tendue, les gens sont méfiants. On a peur des espions russes. Des policiers effectuent des contrôles d’identité. Mais les civils font tout pour que la vie continue. C’est une guerre étrange, qui n’a rien à voir avec que l’on a connu en Afghanistan. Une guerre contre un ennemi invisible et une menace diffuse. On est dans une guerre conventionnelle, armée contre armée. Un retour à une guerre à l’ancienne, avec deux fronts, deux camps. Une guerre de conquête. En revanche, impossible pour les journalistes d’aller en première ligne. Les militaires ukrainiens sont très méfiants, ils ont peur que les Russes ne les repèrent et ne les bombardent.
Vous avez suivi des volontaires français, partis combattre contre l’armée russe. Quel est leur profil ?
J’ai suivi trois français, déterminés à rejoindre une unité combattante. Deux d’entre eux ont eu des expériences de combat au Kurdistan syrien et en Irak. L’un d’eux rentrait du front de Nikolaiev, en Ukraine, où il avait perdu ses papiers, suite à des frappes russes. Ensemble, nous avons pris le train jusqu’à Lviv, dans le nord, puis un autobus, à travers des routes enneigées, jusqu’au village de Yavoriv, là où sont recrutés les volontaires internationaux. Au début du conflit, cet endroit a été bombardé par les forces russes. Il y a eu près de 150 morts. Mais nous ne pourrons continuer à les suivre, car l’intervention d’un personnage particulier va nous en empêcher…
De qui parlez-vous ?
Je vais vous expliquer.
A notre arrivée à Yavoriv, nous avons été accueillis par deux soldats ukrainiens, puis par un homme vêtu d’un treillis gris et d’un bonnet de commando. J’ai immédiatement compris, à sa démarche et à son accent de la côté Ouest, qu’il n’était pas Ukrainien. C’était un Américain pur jus.
D’emblée, il nous a fait comprendre que c’était lui le patron : « Ici, c’est moi qui commande », nous a-t-il déclaré, avant de décliner son identité, américaine, et de nous arroser d’une pluie de questions : « vous êtes volontaires français ? » … « lequel d’entre vous a déjà eu une expérience militaire ? » etc.
Nous avons répondu que nous sommes reporters et là … il s’est emporté et nous a asséné l’ordre de rebrousser chemin. Bien sûr, il n’a pas pris des pincettes pour nous le demander, il était énervé, son ton était agressif. Je l’ai senti en panique, mais je ne me suis pas laissé faire : « Les français ont droit de savoir ce que deviennent leurs compatriotes en Ukraine. ». Là, il s’éloigne, fait mine d’appeler un officier ukrainien et revient à nous, avec le même verdict : « Vous ne pouvez pas rester, dégagez ! ».
C’est évident : cet individu exerçait des responsabilités importantes, au vu du comportement docile qu’adoptait les Ukrainiens lorsqu’il donnait ses ordres. Il aurait juste pu se contenter de décliner son statut d’instructeur, dire qu’il était chargé de la formation, et qu’il venait des États Unis. Son ton directif et son agressivité ont éveillé mes soupçons. J’ai fait des recherches sur lui. J’ai retrouvé une interview du Seattle Times dans laquelle il étale son CV. Il s’appelle Karl Larson et il dit faire partie des instructeurs américains venus aider l’armée ukrainienne contre la Russie : il se fait passer pour un militaire volontaire, venu de son plein grès, alors qu’il est clairement là pour une mission.
Une mission, vous dites … Laissez-vous entendre que les Américains sont officiellement engagés dans la guerre ?
Je ne peux rien prouver. Une chose est certaine : il y a des éléments très curieux dans son parcours. C’est un vétéran de la guerre d’Irak. Il a fait partie d’un contingent militaire ayant participé à la phase initiale de l’invasion. Depuis 2018, il y a des trous énormes dans son CV. Est-il encore sous les drapeaux ? Est-il en mission pour le Pentagone ? Je ne peux pas l’affirmer. J’ai tenté de le vérifier grâce à des contacts dans l’armée américains, mais je n’ai pas eu de réponses. La guerre d’Ukraine est une guerre de dissimulation. Cela dit, je peux confirmer que dans le cadre du recrutement des volontaires étrangers qui vont combattre en Ukraine, c’est un vétéran américain qui nous a reçus et que c’est bien lui qui était aux commandes.
Pourquoi les Français que vous avez suivis partent-ils se battre contre l’une des armées les plus puissantes de la planète ? Sont-ils inspirés par le côté romanesque des « brigades internationales » de la guerre d’Espagne ou sont-ils des militaires infiltrés ?
Ces Français ont créé une sorte de confrérie de combat. Ils ne sont pas les seuls parmi les combattants étrangers. On retrouve des Américains, des Britanniques ou des Canadiens… Le jeune Anglais, capturé par les Russes à Marioupol, faisait partie de ces « brigades ». Ce sont des internationalistes, qui ne se battent pas pour le plaisir. Il y a sûrement une recherche d’adrénaline dans leur engagement, mais pas seulement. Ils ont une fine connaissance de la politique mondiale. Ils ne se leurrent pas et ne sacralisent pas les causes qu’ils défendent. Ils luttent pour ce qui leur semble juste, comme ils l’ont fait au Kurdistan syrien.
Depuis votre retour en France, avez-vous de leurs nouvelles ?
La plupart du temps, les volontaires sont dispatchés dans différentes unités combattantes, avec obligation de couper le contact avec l’extérieur et de se battre jusqu’à la fin de la guerre. Mais pour répondre à votre question, oui, j’en reçois régulièrement. A cause de cet « incident » avec l’Américain, ils sont dépités. Mais, ce jour-là, nous n’avons rien pu faire. Nous n’avons même pas pu les saluer, pour leur souhaiter bon courage. Nous avons dû partir précipitamment. Car n’était pas du tout une bonne idée de trainer dans ce coin… Dans le taxi, de peur d’être localisés, on a éteint les téléphones et, dare-dare, nous sommes rentrés à Lviv. Le lendemain, à la première heure, nous avons pris un car, avec des réfugiés, en direction de la Pologne.