Depuis l’arrivée du coronavirus, les désaccords à l’intérieur de l’Europe n’ont jamais été aussi profonds, les américains font cavaliers seuls contre la pandémie et la Chine tente de se glisser dans la brèche pour reprendre le leadership. Le constat est cinglant : le monde des valeurs de l’après-Seconde Guerre mondiale n’est plus qu’une fiction. Et c’est bien ce vaste territoire, qui a été exploré par le Professeur Bertrand Badie. Enseignant et chercheur associé au Centre d’études et de recherches internationales (CERI), Professeur à l’Institut d’études politiques de Paris, Bertrand Badie avait développé des œuvres qui abondent, au cœur de cette crise sanitaire, comme une prémonition. En 1995, c’est La fin des territoires (Fayard) qu’il prédit. Entretien.
Le Correspondant : avec la crise du Coronavirus, un constat s’impose : la sécurité des États n’est plus géopolitique, mais sanitaire. Avons-nous changé de paradigme ?
Bertrand Badie : Cette période difficile jette une lumière crue sur la réalité de la mondialisation. Et cette découverte n’est pas seulement le fait des États, mais elle est celle de chaque personne. C’est cela qui est nouveau. Dans l’histoire, c’est rare que les individus reçoivent directement, dans leur chair, dans leur vie quotidienne, les chamboulements des politiques internationales. Autrefois, c’étaient les guerres qui apportaient cet apprentissage, mais les guerres ne touchaient que partiellement les populations. Là, tout le monde est affecté. On peut donc s’attendre à un changement de paradigme. Avec comme conséquences directes, une brutale transformation de notre vision du monde, de notre environnement et des comportements sociaux. Tous les vieux schémas seront peut-être alors laissés de côté. La conception militaire et guerrière de la sécurité, la logique de la compétitions, les rapports conflictuels entre les pays… aujourd’hui, il n’ y a plus place à cette conception, qui passait par les amitiés et les animosités : il y a seulement des partenaires. Et ces partenaires sont communément exposés aux mêmes défis. Enfin, les choses changent. On ne considère plus l’autre comme un rival, c’est un partenaire. Point. Et c’est cela qui change complètement la grammaire de la sociologie et de la science des relations internationales. A terme, tout ça doit nous mener à une autre conception des relations sociales et internationales : l’obligation d’admettre que, pour gagner, j’ai besoin que l’autre gagne. Et pour ne pas mourir, j’ai besoin que l’autre soit en bonne santé. Ça, c’est quelque chose de tout à fait nouveau.
Et qu’en sera-t-il du géant chinois, à l’origine de cette crise ? En ce moment, il est sur tous les fronts du coronavirus pour apporter son aide aux pays du monde. Est-il en train de tirer son épingle du jeu, pour étendre sa force de frappe géopolitique ?
Cette crise a frappé durement l’économie chinoise. Elle a révélé les faiblesses de son système. Faudrait-il rappeler que ce virus est né de la fragilité du système sanitaire et alimentaire de la Chine, il est né dans ses marchés ? Ces marchés qui ne répondent pas aux règles essentielles d’hygiène. De ce fait, la crédibilité chinoise s’est trouvée diminuée. En même temps, la Chine était la première à entrer dans cette crise, mais elle est aussi la première a en être sortie. De manière efficace. Au regard de cette situation, il est fort probable que la Chine soit toujours debout, quand les pays d’Europe et d’Amérique seront par terre. La preuve en est : la Chine envoie des médecins et des équipements, dans de nombreux pays du monde. Cela risque de signifier que, lorsque nous serons toujours à terre, le géant chinois se sera relevé. Alors, il aura un vrai ascendant sur les vieilles puissances.
Dans ce cas, comment expliquer cette dégradation fulgurante des relations entre les Etats Européens, depuis l’apparition de la crise du covid-19 ?
C’est pire que ça ! Les désaccords à l’intérieur de l’Europe sont en train de s’approfondir. La question de la mutualisation des dettes montre qu’il n’y a plus de ressort européen. Cette question sera d’ailleurs au cœur des enjeux économiques de demain. Le problème, c’est que l’Europe a été la première victime du coronavirus, mais le vieux continent a été le premier à manquer à l’appel de la solidarité. Tous les réflexes que l’on attend de l’Europe sont aujourd’hui absents. Souvenez-vous de la première intervention de Christine Lagarde, présidente de la Banque centrale européenne : elle a invité les États à se débrouiller chacun de son côté ! Aujourd’hui, l’Europe n’existe plus dans sa dynamique. Rien à voir avec celle, solidaire, qui sortait de la seconde guerre mondiale. A l’époque, l’Europe a réussi à s’unir et à se construire, car elle avait peur d’une troisième guerre mondiale, se sachant incapable de se relever de ses ruines, par le seul effort national. Par conséquent, l’Europe avait choisi une reconstruction collective. Et c’est ici que se trouve tout l’enjeu de l’avenir : avec le coronavirus, cette peur que les Européens avaient en 1945 est revenue. Va-t-elle déclencher le besoin de se reconstruire comme en 1945 ? Une chose est sûre : à la fin de cette crise, nous allons rencontrer de nombreuses difficultés. Alors, l’Europe saura peut-être rebondir.
Il y a tant des masques qui sont tombés au cours de cette crise ! Regardons la recherche d’un vaccin, où chacun va de son côté : la France, les États-Unis, la Chine, la Russie. Est-ce le début de la fin d’une certaine mondialisation ?
Dans les situations d’urgence, ce type d’anarchies est connu. Dans l’urgence, il y a toujours une compétition entre tout un ensemble d’acteurs qui essaient, sincèrement ou non, de trouver le remède miracle. Cette situation n’a rien de mal sain. Elle est même utile, parce qu’elle stimule la recherche et l’accélère. Cela dit, cette situation montre les défauts de la gouvernance globale. Si nous étions dans un monde ordonné, le rôle de l’OMS aurait été de prendre en charge la définition des protocoles de recherche et des protocoles thérapeutiques. Or, l’OMS se contente de lire des communiqués, qui n’ont pas un grand intérêt. Mais, restons optimistes, la nature humaine finit toujours par triompher. Le problème est de savoir quel en sera le prix à payer. Un mort, c’est déjà trop. Et quand on sait que nous sommes maintenant à des milliers de morts…
Pour rester optimistes, peut-on espérer la fin des populismes, comme conséquences de cette crise ? Comme celui de Donald Trump …
D’abord, il faut souligner que cette crise du coronavirus est intervenue dans un double contexte. Le premier, c’est une montée vertigineuse du néonationalisme dans le monde. Aux États-Unis, au Brésil, Grande-Bretagne …. Ces nationalismes poussent les dirigeants à flatter leur opinion publique, avec les vieilles recettes que l’on connait, comme la fermeture des frontières et l’illusion de la protection de la Nation. Souvent, cette tentation de surenchère nationaliste est venue compliquer la gestion de la crise du coronavirus. Le deuxième contexte est social : l’année 2019, exceptionnelle, étonnante, a été marquée, partout dans le monde, par une multitude de mouvements sociaux. Toutes ces révoltes réclamaient la même chose : un changement de politique, avec une dénonciation du néolibéralisme, des Etats, des institutions et des structures politiques. Face à ces deux défis, comme je le disais, les populismes ont répondu d’une façon nationaliste à l’urgence. Dans certains pays, leur hésitation a prendre des mesures fortes contre le coronavirus a provoqué des retards et des inefficacités dans la gestion de la crise.
Pour répondre à votre question, je dirais qu’il est encore tôt pour savoir quelles vont être les conséquences de cette crise. Mais tous les scénarios sont envisageables : cette crise peut déboucher affaiblir ces régimes comme elle peut les renforcer. Tout dépendra des politiques et de ce qu’ils feront de la peur engendrée par cette terrible période. En clair : si la peur retombe très vite, il y a un vrai risque, pour qu’on revienne à la case départ et qu’on reparte avec les vieilles recettes. Dans le cas où cette peur venait à se prolonger, il faut s’attendre à des transformations, pas seulement dans le monde, mais dans le monde politique aussi. Deux scénarios sont alors envisageables : une recomposition politique, avec des partis en prise avec la mondialisation ou la victoire écrasantes des vieux partis d’inspiration nationaliste.