Trois fois n’est pas coutume, sommes-nous tentés de dire… L’ambassadeur de France à Alger a dû une nouvelle fois traverser les couloirs solennels du ministère algérien des Affaires étrangères pour recevoir sa traditionnelle dose de réprimandes. Lecture des griefs, regards désapprobateurs, et un discours mesuré, sans jamais céder à l’excès.
Ce 12 avril, Stéphane Romatet a dû faire face à la réprobation algérienne concernant l’arrestation d’un agent consulaire algérien sur le sol français. L’individu est suspecté d’avoir participé à un enlèvement aux airs de thriller d’État : celui d’un opposant exilé, menotté, jeté dans un véhicule, pour être retrouvé sonné dans un conteneur.
Pour Alger, c’est un affront diplomatique. Pour Paris, c’est l’application de la loi. Deux visions du monde qui ne se croisent plus, si tant est qu’elles l’aient déjà fait.
Chronique d’un « incident » anticipé
Il ne s’agit pas ici d’une simple erreur : c’est un choc frontal. Trois individus, dont un diplomate, mis en examen pour « arrestation, enlèvement, séquestration ou détention arbitraire » en lien avec un acte terroriste. Et ce, après le rapt d’Amir Boukhors, alias Amir DZ. Influenceur au ton véhément, exilé politique reconnu, détesté à Alger, toléré à Paris.
Son enlèvement, en avril 2024, aurait pu être tiré d’un film noir : de faux policiers, une voiture banalisée, une drogue injectée à la hâte, un conteneur industriel en guise de cellule provisoire. En toile de fond, des airs d’opération secrète. Une affaire d’État ? La justice française n’a pas tergiversé. Information judiciaire, mise en examen, et détention. Et un mot lancé comme une bombe : « ingérence étrangère ». L’Algérie se reconnaîtra.
Inviolabilité ou impunité ?
Comme toujours, la réponse d’Alger ne s’est pas fait attendre : atteinte à l’immunité diplomatique, violation des usages, brutalité procédurale. Dans un communiqué du ministère des Affaires étrangères, les autorités expriment une « indignation vigoureuse ». Mais, au-delà de cette protestation, une question dérangeante persiste : quel rôle un agent consulaire jouait-il dans ce scénario d’enlèvement, en Seine-et-Marne ? Pourquoi son téléphone a-t-il borné près du domicile de la victime ?
Darmanin arrive, l’étau se resserre
Cette affaire éclate à quelques jours de la visite de Gérald Darmanin à Alger. Un déplacement à haut risque, lesté de dossiers explosifs : extraditions d’opposants, pressions sur les soutiens du MAK, surveillance des islamistes de Rachad… Tous condamnés pour des peines lourdes – certains à la peine de mort.
Coincidence ou pas : l’arrestation de l’agent consulaire tombe à point nommé pour le Ministre de la Justice. Il ne part pas à Alger les mains vides, mais avec un message clair : finie l’époque où l’on tolérait les incursions discrètes, les pressions sur les exilés, les opérations d’intimidation camouflées sous le vernis diplomatique.
Mais c’est là que le bât blesse. Car côté algérien, le récit est tout autre. Ces opposants que Paris protège, Alger les voit comme des relais d’influence. Des figures médiatiques, politiques ou culturelles, dont la posture dissidente ne serait que la façade. Pour les autorités algériennes, ces hommes “roulent” pour la DGE, la Direction générale extérieure française, soupçonnée de financer, protéger, et instrumenter un écosystème d’opposition dans le but de fragiliser le pouvoir à Alger.
Ce soupçon n’est plus chuchoté : il est proclamé, dans la presse officielle, dans les interventions de responsables politiques, dans les accusations lancées en creux contre la France. La justice n’est perçue que comme une vitrine. Derrière les décisions judiciaires, clame-t-on à Alger, se cacherait une logique géopolitique : protéger les pions, déséquilibrer le régime, miner l’unité du pays.
Figures subversives et symboles de l’ingérence
Parmi ces figures jugées subversives par Alger, Amir DZ bien sûr, mais aussi Boualem Sansal. Sansal, écrivain de renom, est accusé par le régime algérien d’intelligence avec Israël et la DGSE, alors qu’en France, l’écrivain n’est pas un militant ni un fugitif. Il est plus dangereux encore : un intellectuel. Un penseur inclassable, au verbe libre et au regard acide, devenu persona non grata dans son propre pays. Pour la France, son arrestation est sans charges crédibles.
Voici deux visions du monde en perpétuel affrontement : celle d’un État français qui se pense comme protecteur des libertés individuelles, et celle d’un régime algérien qui voit dans ces mêmes libertés un instrument d’ingérence, un poison lent administré depuis l’étranger.
Une relation toxique
Mais alors que tout les oppose, dans le fond comme dans la forme, Paris et Alger ne veulent pas couper le cordon. Car leur relation repose sur un besoin. L’un a besoin du gaz, du silence sur les refoulements, d’une coopération sécuritaire sous-jacente. L’autre a besoin d’oxygène politique, d’une légitimité extérieure, d’un exutoire à ses propres fractures internes.
Mais entre intérêts, paranoïa et principes, ce sont les individus qui trinquent : les exilés, les écrivains, les militants. Ceux qui n’ont ni parapluie diplomatique ni État pour les couvrir. Ils vivent entre les lignes, dans les marges d’un conflit qui ne dit pas son nom : un vieux contentieux colonial, devenu duel feutré entre deux appareils d’État, qui ne cachent plus leur dépendance l’un de l’autre.