Jusqu’à sa mort ce 1er juillet, à l’âge de 88 ans, le géant de la littérature balkanique, Ismaél Kadaré, aura passé sa vie à écrire sur le régime totalitaire qui a isolé son pays, durant quarante ans. L’ambiance tourmentée de l’époque communiste résonne dans la plupart de ses romans. Retour sur les traces de l’un des plus grands auteurs de tous les temps.
Je l’ai rencontré il y a quelques années, dans son appartement de Tirana. J’ai retrouvé un homme affaibli, mais intellectuellement alerte. Il avait toujours les mots là où il devait les poser, c’est à dire dans les plaies de ce monde et les maux de son pays, l’Albanie.
J’y suis parti pour réaliser un documentaire sur lui. Pas pour le présenter (il en a plus besoin de haut de son altitude), mais pour voir son empreinte sur son pays, ce carrefour de civilisations et de religions, longtemps cantonnés à l’isolement par le régime communiste d’Enver Hoxa, qui a régné plus de 40 ans sur le pays – jusqu’à sa mort en 1985.
C’est Ismaél Kadaré qui a sorti son pays du silence. Il a passé sa vie à écrire sur le communisme et ses injustices. L’ambiance tourmentée de l’époque communiste résonne dans la plupart de ses œuvres. Une oeuvre foisonnante. Une quarantaine de romans traduits dans plus de 40 langues, dont celui qui lui vaut la notoriété en 1963, le « général de l’armée morte ».
Ces magnifiques épopées historiques, des tragédies contemporaines, donnent chair au chaos de la dictature.
Le George Orwel albanais
Tirana, la capitale albanaise, sera l’un des personnages récurrents des écrits d’Ismaél Kadaré. C’est là qu’il vit dans les années 60, là qu’il fait ses classes de journaliste, là encore qu’il va écrire ses premiers livres, avant de s’exiler en France 1980, pour fuir le régime.
A l’époque, Tirana était une ville exsangue, livrée à un dictateur fou qui interdisait tout.
Aujourd’hui, la cité a changé. La grisaille communiste a laissé place aux couleurs, notamment sur la belle pierre de Belloc. Un quartier huppé. Des façades fleuries, des bars branchés…
Une ombre dans le décor : la propriété de l’ancien dictateur, Enver Hoxa, témoigne de l’époque où ce quartier était réservé aux dignitaires du régime et interdit aux citoyens. Pied de nez aux pachas rouges : c’est là, à Tirana et à seulement deux phalanges de cette maison, qu’Ismaél Kadaré a installé son pied à terre.
Est-ce pour se rapprocher au plus près de la folie pour mieux la raconter ? « Tirana était une ville pleines d’inconnus et de mystères, mais ces mystères me convenaient bien, me répond Kadaré. Je trouvais mon compte dans cette ambiance, avec ses énigmes, ses choses inexpliquées, des choses cachées qu’on n’avait pas le droit de dire ».
Ce climat d’inquiétude et de terreur, Kadaré va tenter d’en percer les secrets dans la plupart de ses oeuvres. Un lieu particulier va irriguer son imagination : le Palais présidentiel. C’est l’une des alcôves les plus impénétrables du pouvoir, qui va lui inspirer une fable fantastique: « le palais des rêves ».
Il y met en scène une administration secrète chargée d’interpréter les rêves des citoyens. C’est la version albanaise de 1984 de George Orwel, avec son ambiance de purge, ses rumeurs, complots… un portrait au vitriol de la paranoïa du pouvoir en place. Symbolique des écrits du romancier, qui a trouvé dans « la littérature un arsenal inépuisable, pour combattre les situations les plus figées et les plus dogmatiques. »
Le royaume des songes
Mais si ses premiers écrits sont tolérés par le régime, ce « Palais des rêves » sera frappé de censure et vaudra au romancier une interdiction d’écrire. Mais Ismaél Kadaré ne renoncera pas à répondre à l’appel de son inspiration, il reste l’un des critique les plus acerbes de la dictature, porté par le fantasme d’un Albanie éternelle et riche d’une histoire multiculturelle, qui doit défier le communisme. Une identité qui trouvé son expression la mieux préservée, dans la ville dans laquelle il a grandi.
« Une ville perchée… où un ivrogne qui glisse sur le côté d’une rue, risque fort bien de se retrouver sur un toit.». C’est Gjiorikaster. Un immense « rocher » montagneux, impassible sous son ciel métallisé.
Ismaél Kadaré passe son enfance sur ses pavées qui s’accrochent en grappes le long des pentes. Elle lui inspire son oeuvre la plus personnelle : « Chronique de la ville de pierre », un roman lyrique qui se déroule dans un contexte de guerre, raconté par un jeune garçon imaginatif, qui côtoie la violence avec une naïveté touchante.
Impossible de ne pas y voir le jeune Kadaré et son enfance dans cette maison familiale, typique de l’architecture ottomane, qui a excité son imagination… Il y grandit pendant la guerre, puis sous la dictature. C’est un petit château des temps anciens, avec 8 ou 10 chambres, certaines grandes, vide, condamnées. La demeure des fantômes.
Dans cet antre de la magie, le petit Ismaél se retrouve souvent immergé dans le monde des adultes : leur code, leur secrets, leurs soucis, leurs amours ou leurs peur… C’était un gamin espiègle, presque toujours là où l’on ne le soupçonnait le moins. « Dans le grenier, il arrangeait à les épier, décrit Yllet Alicka, un écrivain albanais. Dans les chambres réservées, il se faufilait à des heures imprévues. A la cave, il faisait la chasse aux sorcières…».
C’est ainsi que le jeune Kadare connaît ses premières émotion, et s’entraîne à déjouer les codes d’une société étouffante.
La citadelle, qui domine la ville, lui offrira ses pierres et ses murailles pour raconter cette oppression. Cette forteresse de 600 mètres de long, érigée au 13ème siècle, a été occupée pendant 400 ans par l’empire ottoman. Plus tard, les drapeaux « arc-en ciel » des conquérants se sont succédés sur ses toits : les italiens, les nazis et, enfin, la police communiste en avait fait un haut lieu de détention.
Les censeurs le rattrapent…
De la fenêtre de sa chambre ou du grenier, le jeune Ismaél Kadaré assistait tous les jours au ballet des détenus qui arrivaient dans cette prison. L’image de ces prisonniers enchaînés titillait sa curiosité d’enfant et lui inspirera plusieurs romans. Dont le « tambour des pluies », un livre qui dissimule ses intrigues à l’époque ottomane, tout en faisant des clins d’oeil malicieux au régime communiste de l’époque.
Ainsi, les détenus deviennent » des goûtes de pluie dans une citerne » et la révolution, qu’il appelle de ses vœux, sera cette pluie qui s’abattra en rafale » pour délivrer les assiégés et chasser les assiégeants »…
Ce n’est pas seulement un jeu de mot. C’est un jeu de cache-cache subtile avec la dictature, pour échapper à la répression et à la censure. Mais en 1967, la tyrannie le rattrape. C’est la révolution culturelle. Une mesure officielle qui interdit toute forme d’expression.
Le régime éloigne les écrivains de la capitale. Kadaré est envoyé à Berat, un autre vestige de la période ottomane, coincée au coeur des montagnes Tomorri.
Aujourd’hui, la ville semble surgir d’un conte de fée, avec ses maisons blanches, des murs épais et son château de 2 500 ans d’histoire. Son centre historique est, comme celui de sa voisine Gjirokastra, inscrit au patrimoine mondial de l’Unesco. Il raconte la coexistence des différentes cultures et religion qui se sont succèdées dans la cité.
Mais en cette fin des années 60, Kadaré découvre une ville défigurée par l’athéisation forcée décrétée par le régime. L’ensemble des lieux de culte ont été soit détruits, soit détournés de leur fonction. La religion interdite, Dieu mort… Il ne restait de ses églises et de ses mosquées qu’un vague souvenir d’un patrimoine millénaire. Même la cathédrale de la dormition – une splendeur orthodoxe qui abrite des icônes signées du maître de la peinture byzantine du 16ème siècle, Onufri – est réduite à l’état d’un jouet cassé.
Mais alors qu’il était censé rédiger pour le pouvoir des reportages de propagande, le martyr des religions lui dictera ses ouvrages les plus engagés, comme « Le pont aux trois arches », qui met en scène un prêtre, alors que les hommes de Dieu, dans ces année là, subissaient la plus grave persécution en Albanie.
Commence alors la deuxième période de la vie de l’écrivain, qui va rédiger des chefs-d’oeuvres. « Avril Brisé », » Spiritus », » Le dossier H », « Le dîner de trop »… Jusqu’à sa mort, ce 1er juillet 2024, l’indigné a continué à trouver, dans sa terre natale, la liberté de voyager dans les mots comme dans l’histoire.
Ce documentaire de Djaffer Ait Aoudia
est diffusé sur Arte en 2018