En 1800, en pleines guerres Napoléoniennes, une histoire secoue toute la France. Des chasseurs découvrent, en Aveyron, un enfant d’une dizaine d’années, qui ne parle pas et qui fait des gestes désordonnés.
La communauté scientifique s’enflamme et s’interroge : est-il arriéré mental incurable ou déficient éducatif, affecté par son isolement social prolongé ? Victor, l’enfant sauvage, se retrouve ainsi au cœur du débat naissant : d’un côté, le professeur, Philippe Pinel, alors en charge de 5000 patients à la Salpêtrière, et, de l’autre, Jean Gaspard Ittard – qui deviendra le père de l’orthophonie.
Le premier est médecin, l’autre est encore étudiant à l’Ecole de Médecine. Pour l’un, l’enfant d’Aveyron est incurable et doit être « rangé parmi les enfants atteints d’idiotisme », donc bon pour l’hospice. Pour l’autre, il n’est pas un idiot fraîchement abandonné, il est forcément intelligent, puisqu’il a pu survivre à sa situation. Il s’oppose à son ainé, dans le « Mercure de France », et préconise une prise en charge « médico-philosophique de “l’enfant sauvage”. Ou ce qu’il appelle : « traitement moral ».
En clair, il considère qu’il est curable, convaincu qu’il faut le suivre, recueillir son histoire, déterminer ce qu’il est, déduire ce qui lui manque, ce qu’il doit à son éducation.
Le gamin avait tout d’un enfant autiste : il aimait l’ordre de façon obsessionnelle, sabordait volontiers des arrangements et maintenait tous les objets qui l’entourent à leur place habituelle.
Victor mourra, en 1828. Son corps sera jeté dans une fosse-commune, sans qu’aucun de ces médecins n’ait réussi à le rééduquer ou à le soigner. Aurait-il fallu l’enfermer dans un asile ou, au contraire, chercher à le socialiser ? Mettre un nom sur son trouble…
A l’époque les progressistes n’avaient pas bonne presse. Édouard Seguin était l’un des premiers à en faire les frais. Connu comme « l’instituteur des idiots », il était éducateur des enfants à l’hospice des incurables de l’hôpital de Bicêtre – de 1840 à 1843 -, où il a réalisé les premières observations cliniques de l’autisme.
Sa hiérarchie voyait d’un mauvais œil ses travaux et, à force de conflits avec le corps médical et l’administration, Seguin finit par quitter son poste, puis la France, pour émigrer aux Us. C’est le début d’une guerre, qui ne dit pas son nom. Au milieu du XIXème siècle, même Dieu s’y mêle.
A l’époque, toute personne présentant des troubles psychiatriques était considérée comme un pêcheur… par héritage. C’est ce qu’on appelait alors « l’aliénation mentale héréditaire ». Autrement dit : le stade ultime de la dégénérescence. Décidée là-haut, par la volonté du Seigneur, et vécue ici-bas, par les apprentis psychiatres, comme une tare. Une fatalité.
De fait, des scientifiques plaidaient carrément pour l’éradication pure et simple des causes de « dégénérescence ». Aux Etats-Unis, les idiots sont stérilisés dans les asiles. En Europe, Augustin Morel propose d’établir des critères génétiques et d’éliminer tous les autres. Le monde est plongé dans le nazisme avant l’heure, quand bien même fut-il drapé dans la blouse de la médecine. Au nom de la « dégénérescence héréditaire », ce Belphégor de la négation de la vie humaine, en roue libre dans le catimini des hospices et des asiles psychiatriques.
Problème : même les psys les plus opposés à cet « holocauste » en préparation voient l’ombre d’une “fatalité héréditaire” dans les troubles psychiques. C’est le cas du psychiatre, Valentin Magnan, qui voulait instaurer une véritable police des mariages, pour bloquer la chaine de reproduction génétiques.
Autre dégénérés de la « dégénérescence » : Jules Déjerine, neurologue la Salpêtrière, en détient la palme d’or. Il soutient, en 1883, que toutes les maladies du système neuro sont héréditaires et peuvent alterner, se combiner ou se modifier à travers les générations successives. Autrement dit : tel père, qui n’a qu’un grain de folie aura un fils chez lequel cette affection sera plus accentuée et un petit-fils complètement fou…
Conséquences : dans les hôpitaux, on doit maintenant séparer les bon et les mauvais fous, les curables et les incurables, les inoffensifs et les dangereux. Et, comme les idiots sont placés sous le signe de l’aliénation et de la dégénérescence, ils sont généralement laissés sur le pas de la porte des asiles, exclus des projets d’accueil, réduits au vagabondage ou à une vie domestique proche de l’animalité.
Cette attitude défaitiste a duré jusqu’à la fin du XIXème siècle, un homme a dit « non ». C’est Désiré Magloire Bourneville, médecin neurologue à Bicêtre. A lui seul, il avait créé une sorte de « révolution autistique », qui a fait plus de bien aux enfants que toute l’armada de psy qui lui ont succédé.
Durant les 25 années passée à la tête de son service, ce médecin a résisté à la bien-pensance de l’époque. Il s’est arrimé à son expertise, fort de sa conviction que tout les malades méritent un traitement et une éducation.
Il s’est battu comme un lion pour faire hospitaliser, pas seulement les idiots caractérisés, mais aussi les « imbéciles moraux », la « graine de criminelle », ou ces enfants délinquants que l’on continue à enfermer dans des maisons de correction. A coups d’articles et de rapports incendiaires, il réclame de nouveaux crédits, pour organiser des ateliers, recruter un personnel qualifié, augmenter les places d’internat, “afin de soulager les parents”.
En face, il est désavoué par ses collègues et sa hiérarchie, notamment l’administration hospitalière de Bicêtre. On l’accusait de dilapider des fonds et de profiter de sa situation politique pour développer son service, au bénéfice de sa seule gloire. On lui reproche même d’exposer les enfants les moins atteints à la contagion d’une « maison de fou », alors que sa médicalisation de l’idiotie a pour fonction de réclamer des moyens, pour soigner et éduquer ( selon les principes à Itard et Seguin), donc une pédagogie spécialisée et adaptée à l’enfance “anormale”.
Contre tous les scepticismes, l’histoire retient de lui l’homme qui a lancé, véritablement, ce qu’il appelle, en inventant le terme, le “traitement médicopédagogique”, outre celui qui a obtenu la laïcisation des hôpitaux de Paris, la création de la première école d’infirmière, la mise en place de service de maternité et de la spécialité d’obstétrique, ainsi que ce grand homme qui a ressuscité, à Paris, un enseignement universitaire de psychiatrie, abandonné depuis la Restauration.
Il sera accueilli, en ce début du XXe siècle, par un mouvement doctrinal, qui n’avait qu’un crédo : percer l’énigme de l’autisme.
( A suivre … )