A l’heure du panurgisme médiatique et politique, autour de l’Afghanistan et du retour des Taliban au pouvoir, voici un livre qui va à contre-courant de la pensée ambiante. C’est un récit-reportage qui raconte les vrais enjeux de la terrible réalité afghane : un pays récemment livré aux Taliban, sur décision des américains, qui y avaient installé une immense nécropole, avant de rentrer au bercail, « la paix dans l’honneur ». Singularité de ce récit : il ne fait pas claironner les hauts parleurs diplomatiques, ni les galonnés de l’armée, mais la parole est donnée à ceux qui étouffent sous la barbarie des uns et l’hypocrisie des autres : les afghans. Comment en saisir toute l’étendue ?
Je les ai rencontrés, la première fois, en 2001. A l’époque, sous la loi des Taliban, plus de 20 millions de personnes sont maintenues dans une effroyable oppression. Dix ans plus tard, je suis reparti à Kaboul pour les retrouver.
J’ai eu le besoin impérieux de revoir celles et ceux que j’avais filmés à l’époque, pour raconter ce nouvel Afghanistan enfin débarrassé des Taliban.
Qu’en est-ils du processus démocratique en place ? Qu-en est-il de mes témoins ? Que retiennent-ils de l’époque ? Comment ont-ils évolué ? Quelles traces a laissé la guerre sur eux ? Qu’en est-il de l’islamisme ? Et surtout, cette évidence : comment le 11 septembre, en bien comme en mal, a changé leur vie ?
Je le dis tout de suite : l’horreur n’a jamais déserté leur feuille de route. Mais avant de vous conter cela, revenons brièvement sur le premier voyage. C’était l’un de mes premiers reportages sur le front de l’info, avec une mission désespérée : réaliser un 52 minutes pour la télévision, alors que la loi islamique interdisait de filmer tout être vivant, même un animal.
A l’époque, toutes les belles choses étaient hors la loi : le cinéma, le théâtre, la télévision, les poupées, la musique, le bonheur… A la moindre erreur, les Taliban sortaient la fouet pour soumettre la population aux obligations islamistes. Pis. Seulement parce qu’on a eu la grossièreté de les saluer ou de ne pas les saluer, je les ai vus frapper, punir, humilier.
Mais chaque jour qui passe, le miracle se produit : les afghans traversent l’enfer vert du prophète et bravent l’inhumain, certains par l’affrontement, d’autres par le louvoiement, quelques uns par la résignation.
Comme Hamid, chef de la communauté Sikh et Hindou, uniquement coupable d’être né non-musulman en Afghanistan, Hamid doit affronter le pire, sans sourciller. Obligé, comme l’ensemble de sa communauté, de porter le bracelet jaune. Sur décision des Talibans qui ne cachaient pas leur objectif : isoler les sikhs et les hindous des musulmans, les impies des impures, les cliver, en faire un peuple à part, qui ne peut se mélanger au reste des afghans.
Partout dans le monde, cette « mesure » est vécue comme un outrage à cette minorité tranquille, qui vit en Afghanistan depuis des siècles. Partout, la « Croix de David » des talibans est perçue comme une grossière insulte à l’islam qui devient, ici, une force de division entre les musulmans et les hindous.
Partout, sauf dans les yeux de Hamid, qui encaissent les coups, sans sourciller.
L’apartheid a beau le frapper, il ne s’en plaint pas. Il se réfrène, se fait violence. Le bracelet jaune ? Ce n’est qu’un bout de tissu sur le bras, comme un bandage de blessé, « rien de plus », dit-il, avec une distance déconcertante.
Autre résistant sans arme, Ahmed s’est lancé dans un projet « fou », passible de la peine de mort : alors que les talibans interdisent aux fillettes d’aller à l’école, il improvise une école clandestine, dans le secret d’une maison privée. Mieux encore : son programme est complètement axé sur les valeurs de la mixité qu’il transmet à ses élèves, filles et garçons, dans la plupart de ses cours.
Un jour, les talibans font irruption dans sa classe. « Depuis quand arrêtez-vous ceux qui enseignent l’Islam ? ». Par réflexe de survie, Ahmed s’improviser une identité d’éducateur islamique. Qui lui sauve la vie.
J’ai également rencontré Najibullah, le claudicant. Un jour, il perd sa jambe sur le front de la guerre contre les Russes. A son retour dans le civil, il rejoint l’équipe du centre orthopédique de Kaboul, pour aider ses « frères d’armes », nouvellement sortis de la guerre, avec une main ou une jambe déchiquetée.
Moins d’un mois après l’arrivée des Taliban au pouvoir, il ouvre un atelier clandestin pour employer les femmes – interdites de travail par le régime. Sa motivation ? La terrible histoire d’une ancienne institutrice, qui lui tire encore des larmes amères. Une veuve d’un soldat mort à la guerre, mère de cinq enfants, accusée de vol, amputée par les talibans, elle se retrouve à la rue, sans toit et « privée jusqu’au droit de mendier ».
Durant ce premier voyage, j’ai rencontré d’autres Afghans, admirables de courage, robustes, endurants, avisés ou fragiles. Tous dressent un tableau confondant de cette théocratie effarante. Leur témoignage est un hymne à la vie. Un art d’exister qui remporte, à chaque instant, une victoire sur le chaos.
En Afghanistan, pays d’Asie centrale, coincée entre l’Iran, le Pakistan et la Russie, le malheur est un invité permanent. Depuis toujours, ce pays est ravagé par les grandes puissances. Dernière en date, L’URSS a débarqué ses tanks, un jour de décembre 1979, pour ne débarrasser les tranchées que 10 ans plus tard. Le conflit a laissé derrière lui de vilaines séquelles : plus d’un million de morts, deux millions de déplacés et cinq ethnies – Pachtoune, Tadjik, Hazâras et Ouzbek -, qui peinent à s’entendre sur un territoire deux fois plus grand que la France.
1992 : l’Afghanistan est de nouveau convulsé par une guerre civile. Bilan : plusieurs milliers de morts.
En 1994, les talibans, organisés et armés, conquièrent le sud du pays. L’ancien ministre de la Défense, le commandant Ahmed Shah Massoud, leader de la résistance contre l’URSS, monte une force coalisée avec Rachid Dostom, pour mettre à bas ces talibans.
Nouvelle secousse en septembre 1996 : les talibans s’emparent du pouvoir, avec l’aide de la CIA et des services secrets pakistanais. Le pays est morcelé. À Massoud, la République Islamique d’Afghanistan – un réduit montagneux confiné dans le nord du pays. Aux talibans, les Émirats Islamiques d’Afghanistan, immense territoire où la charia est imposée à coup de canon.
Mais le temps de la morale n’a pas encore sonné, la communauté internationale se tait et, dans les alcôves, américains et Taliban se retrouvent autour de la même table pour négocier. Pas sur les droits des femmes et des fillettes. Les américains espéraient seulement, uniquement, obtenir l’extradition d’Oussama Ben Laden et surtout, l’exploitation de l’oléoduc qui doit traverser l’Afghanistan, via le Turkménistan. Avec, en contrepartie, une reconnaissance du régime des Taliban. Le prix de la honte …
Mais un jour, boom ! Le 9 septembre 2001, le commandant Massoud, le Lion du Panchir, est assassiné. Deux jours plus tard, New York se réveille en larmes : les attentats du 11 septembre réduisent les tours jumelles en « boyaux » : cinq mille morts. Signé : Oussama Ben Laden, celui que les Taliban cachent dans leur bunker en Afghanistan.
Le réveil est brutal. En catastrophe, les représentants de l’OTAN apposent leurs signatures en bas d’un document et l’apocalypse s’installe en Asie centrale. Avions de combat, chars d’assaut, drones … toute la technologie militaire occidentale est mobilisée pour renvoyer les Taliban en enfer, point de départ d’une guerre sauvage, qui ne va jamais s’arrêter.
Dès lors, toutes les informations en provenances d’Afghanistan donnent le tournis : d’année en année, le coût humain ne fait que s’élever. Selon un rapport parlementaire britannique, deux mille personnes seraient mortes en 2008, il y aurait 25 % d’augmentation en 2010. 3 268 civils ont été tués selon l’ONU, alors qu’une ONG afghane évoque, sans détour, 10 000 morts, plusieurs milliers de blessés et des dizaines de milliers d’exilés.
Comme ces transfuges de la « jungle » de Calais que j’ai rencontrés, en 2008 : la plupart a perdu un ami, un voisin, une mère ou une sœur. Pas besoin de les passer au détecteur de mensonges pour les croire. Il suffit de les observer, là, sous le froid, abattus par la peur, épuisés par ces longs mois de voyage à travers les montagnes et les mers; il suffit de saisir l’étincelle d’épouvante dans leurs yeux, de voir leurs corps affamés, assoiffés, couverts de saleté, pour comprendre qu’ils ont fui un monde de mort. La banlieue de l’enfer.
Ces raisons m’ont décidé à retourner dans la chaudron afghan, pour retrouver les anonymes de 2001. Besoin d’aller au delà des discours officiels, toujours prompt à l’apocalypse comme un mal nécessaire pour le triomphe du bien. En répétant les mêmes mensonges à l’infini, pour noyer la vérité dans un noble concerto de propagande, au nom d’intérêts forcément supérieurs.
Besoin de raconter le dessous des cartes : celui des puissants de ce monde qui, un jour, signent des contrats juteux avec le régime des talibans et, le lendemain, selon les rapports de forces, n’hésitent pas à brandir la convention des droits de l’homme et à se relooker en défenseur acharné de la condition humain, pour larguer des missiles balistique, bourrés de démocratie.
Au mois de juillet 2011, j’ai pris un vol direct pour Kaboul. Pendant plusieurs semaines, je mené une quête tenace pour retrouver mes témoins. De temps à autre, je pris mon téléphone pour avoir des nouvelles de mon fils, resté en France. La suite sera l’histoire de ces retrouvailles, nouées au fur et à mesure de mes recherches. Chaque soir, j’écris un pan de leur histoire. Des épisodes pénibles, des longs cauchemars noir sur blanc, qui n’en finissent plus de se dérouler.
Face à cette haine qu’ils combattent à main nue, j’ai cru plusieurs fois qu’ils allaient abandonner. Mais les Afghans ne se couchent jamais devant l’adversité. Ils préfèrent la raconter sans s’apitoyer. Dire simplement comment ils ont survécu à cruauté des uns et à la trahison de tous. Enfin, comment ils sont passés sans transition, une fois de plus, du tombeau des talibans à la nécropole des forces étrangères.
( Le premier chapitre dans le prochain numéro )